Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Août-septembre 2016 (volume 17, numéro 4)
titre article
Chloé Brendlé

« Familles, je vous haime » : des récits contemporains au prisme de la famille

La Revue des lettres modernes.Écritures contemporaines, n°12, 2015 : « Le Roman contemporain de la famille », numéro dirigé par Sylviane Coyault, Christine Jérusalem & Gaspard Turin, 358 p., EAN 9782812438127.

« Autre preuve de la force fantasmatique du Vivre‑Ensemble : « bien » vivre ensemble, « bien » cohabiter ; ce qu’il y a de plus fascinant chez les autres, ce dont on peut être le plus jaloux : couples, groupes, même familles, réussis. C’est le mythe (le leurre ?) à l’état pur : la bonne matière romanesque. (Il n’y aurait pas de familles s’il n’y en avait quelques‑unes de réussies1 !) »

1C’est de la bonne matière familiale dont parlait Barthes dans son séminaire Comment vivre ensemble que se nourrit le nouvel opus d’Écritures contemporaines. Six ans après la parution des derniers numéros, consacrés respectivement aux « nouvelles écritures de l’histoire » et à Valère Novarina, la riche collection initiée en 1998 par Dominique Viart et dirigée depuis par Laurent Demanze reprend son cours. Désormais sous l’égide de Classiques Garnier, elle continuera à alterner titres thématiques et études monographiques ; deux numéros consacrés respectivement à Pierre Senges et à Olivia Rosenthal sont ainsi annoncés à la suite de ce Roman contemporain de la famille.

2Loin de n’être qu’un thème parmi d’autres, la famille est au cœur de la fabrique du roman moderne, que l’on songe à l’Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire de Zola ou à Sans Famille d’Hector Malot. Qu’elle cristallise les ambitions et les déboires des milieux sociaux ou qu’elle constitue l’objet de la quête d’un personnage singulier, la famille permet d’articuler questions individuelles et questions collectives et de mettre en jeu la notion d’identité. Le recueil que présentent Sylviane Coyault, Christine Jérusalem et Gaspard Turin témoigne des continuités et des mutations de ce « nouage » de l’intime et du social dans les fictions des années 1980 à 2000, et tente de renouveler la catégorie critique de « roman domestique » proposée en 1924 par Thibaudet2. Embrassant un large spectre romanesque, de Pierre Michon à Anne‑Marie Garat et de Marie NDiaye à François Bon, c’est d’abord sous le signe de la perte et de l’aliénation que les différentes contributions envisagent les évolutions sociales d’après les Trente Glorieuses : disparition des rites communautaires et développement de l’exclusion, influence croissante des représentations médiatiques, mais aussi progression d’une maladie comme celle d’Alzheimer. La permanence de figures comme celle de l’orphelin ou des fratries, d’archétypes bibliques et mythologiques, mais aussi de scénarios de crise permet alors d’interroger l’histoire littéraire.

3C’est en effet le genre romanesque qui est à son tour envisagé au prisme des thèmes familiaux. La famille s’avère l’hyper‑thème par excellence de la fameuse transitivité dont on a crédité tantôt avec soulagement tantôt avec dépit les années 1980. Il faut dire avec force combien ce retour‑là bat en brèche une certaine vision de la littérature contemporaine comme narcissique, préoccupée uniquement de singularité et d’individualité. Il faut dire également que si la veine familiale des romans contemporains s’accompagne de reprises et variations de motifs antérieurs, ce n’est pas sans conscience de ses gestes et sans questionnement de ses formes. Les thèmes de la famille permettent d’interroger les formes du roman : récit de filiation, roman, autofiction, témoignage, autobiographie, sont autant de déclinaisons possibles, et non exclusives les unes des autres, du « roman contemporain de la famille ». Les articles s’efforcent, le plus souvent, de tenir cette double ligne du romanesque comme réservoir de représentations et du roman comme agencement plastique, fournissant de nombreuses pistes à la critique future.

Une « hantologie » contemporaine

4Le Roman contemporain de la famille tente de se démarquer d’emblée de la pure recension thématique en présentant un sommaire en trois parties articulées à chaque fois autour de deux notions : « Filiation et héritages », « Origine et identité », « Des familles ou dé‑famille ». S’il peut s’inscrire dans la lignée de volumes collectifs tels qu’Affaires de famille. The Family in Contemporary French Culture and Theory3ou le récent Le Secret de famille dans le roman contemporain4, dont il reconduit certains thèmes et figures obligées (les parents, l’enfant, le secret), il semble ouvrir un plus large éventail de problématiques, et mêle aussi bien études monographiques qu’analyses synthétiques. À cette ambition critique s’ajoute une grande variété d’auteurs, qui permet à la fois de dresser les contours d’un corpus très cohérent, même lorsque certains écrivains ne sont évoqués que sur le mode de l’allusion tutélaire (ainsi d’Annie Ernaux et de Laurent Mauvignier), et d’étudier ou de désigner des œuvres encore en devenir (que l’on songe à Chloé Delaume ou à Noëlle Revaz) ; P. Michon, M. NDiaye, Pierre Bergounioux, Patrick Modiano apparaissent ainsi comme les grands écrivains de la famille. Si certains noms et certains thèmes sont plus évidents, on découvrira des motifs et des traitements originaux. Ainsi l’évocation du Testament français d’Andreï Makine par Rennie Yotova appelait assez naturellement une comparaison entre trajectoire familiale et trajectoire nationale de l’auteur, tandis que l’analyse par Noël Cordonnier de Rapport aux bêtes, autre récit francophone, de N. Revaz, interroge une guerre des sexes a priori moins attendue. De façon similaire, on trouvera à propos de P. Modiano d’excellentes remarques sur la figure prégnante du bâtard par Ivan Farron tandis que Wolfram Nitsch propose un pas de côté non moins intéressant en étudiant la relation entre l’imaginaire du métro et la construction identitaire de l’héroïne de La Petite Bijou.

5La première partie du recueil montre la remise en question conjointe de l’héritage familial et de l’héritage romanesque, en prenant pour objets des récits qui mettent à mal les figures de père tout autant que les canons du genre : on ne trouvera pas de roman à proprement parler chez O. Rosenthal, Marc Weitzmann, A. Makine ou P. Bergounioux, qui disent la difficulté à se défaire de modèles d’organisation sociale et familiale, dans une crise multiple des repères socioéconomiques et langagiers particulièrement bien mise en valeur par Émilie Brière à partir de Mariage mixte de M. Weitzmann. La deuxième s’articule principalement autour d’identités problématiques de héros, que les modèles parentaux soient véritablement absents (ce que montre la figure de l’orphelin ou assimilé, que ce soit dans les récits de P. Modiano ou dans les romans pour la jeunesse de Marie‑Aude Murail et de Jean‑Claude Mourlevat) ou qu’elles servent de repoussoir à des individus qui cherchent à se réinventer, du côté des personnages (féminins) chez Sylvie Germain et Hélène Lenoir comme du côté des auteurs, ainsi que le montre l’étude de Claude Burgelin sur les noms impropres (« Nom de famille, nom propre, pseudonyme »), de Georges Perec à Camille Laurens en passant par Henri Calet. La troisième enfin, sous l’influence du titre d’un récit de Christophe Honoré, L’Infamille, tente de s’affranchir du modèle vertical de la transmission généalogique, dont elle montre les distorsions à travers des figures défectueuses ou « anormales » parentales (chez M. NDiaye et Régis Jauffret par exemple) mais aussi sexuelles (chez N. Revaz) ; elle propose des reconfigurations électives et amicales chez Tanguy Viel, ou en « mosaïque » chez François Bon, selon le jeu de mots réussi de Frédéric‑Martin Achard, qui réactualise ainsi la loi mosaïque de l’Ancien Régime et fait de la famille recomposée, fraternelle, un horizon fragile.

6Brossées à grands traits, ces lignes de partage ne sont bien évidemment pas étanches, et il convient de les déplacer et d’en superposer d’autres pour dégager l’hantologie de la famille que compose Le Roman contemporain de la famille. Hantologie à double titre : la famille est déclinée en de nombreuses figures, qui suscitent autant les souvenirs qu’elles font advenir l’étrange, et la trajectoire du recueil fait passer d’une certaine manière de la disparition de ses archétypes à la défamiliarisation de ses normes et de son quotidien. Placée essentiellement du point de vue des enfants et des héritiers, la famille peuple ainsi les récits étudiés sur le modèle de la hantise. En dépit du titre Roman, on ne s’étonnera donc pas que le recueil commence sous l’augure des récits de filiations, cette lignée de récits qu’avait identifiée D. Viart et à laquelle L. Demanze a consacré son essai Encres orphelines5 : récits biographiques aux confins de la fiction, de l’enquête sociologique, de l’examen de soi et de la littérature (D. Viart met en avant la « fonction heuristique » de l’héritage littéraire6), dépositaires d’une mémoire en lambeaux, les récits de filiation se distinguent des sagas familiales à rebondissements et constituent une grande partie du corpus du recueil. Cette « anti‑modernité » apparente est mise en valeur par Michel Lantelme à propos de Jean Rouaud, dont le critique souligne, à partir d’une analyse de la première phrase de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la méfiance à l’égard de l’émancipation du sujet moderne. Si L. Demanze insiste quant à lui sur la différence fondamentale entre mélancolie et nostalgie, opposant le très postmoderne retour comme « hantise » au retour comme fantasme de régression conservatrice, on peut voir un partage dans le corpus du numéro entre certains récits de filiation et le reste des fictions familiales : au fur et à mesure du recueil, les contributions semblent généralement s’éloigner de ce modèle thématique et formel.

7Aux romans en mode mineur ou en creux que constituent les récits de filiations se succèdent ainsi des romans de la famille ou fictions familiales ; le « silence des pères7 » laisse peu à peu place aux personnages de mères, de femmes, de sœurs, ce qu’il faut peut‑être mettre en parallèle avec la prise en compte croissante d’auteurs féminins au sein de chaque partie8. Les revenants varient et prennent aussi l’apparence de figures légendaires rattachant le contemporain à un immémorial, qu’il s’agisse de Niobé à travers les mères pétrifiées repérées par C. Jérusalem dans les œuvres d’Anne Godard et de M. NDiaye ou de l’ogre des contes chez S. Germain ou M.‑A. Murail. Le passé qui resurgit et qui encombre est également mis à l’épreuve de cas‑limites, comme le récit d’O. Rosenthal étudié par Fabien Gris, On n’est pas là pour disparaître, qui part de l’expérience aussi bien « dépersonnalisante » que « défamiliarisante » d’Alzheimer pour recomposer une drôle de famille d’absents, ou comme C’était une vie et L’Enterrement de F. Bon, deux récits qui confrontent le narrateur à la mort de personnes à la fois proches et lointaines, dont celui‑ci se retrouve plus ou moins malgré lui le passeur.

« Double bind » & redéploiements de l’axiologie familiale

8Aux résistances du passé dans le présent, il faut substituer une autre ligne de force du recueil et surtout des récits qu’il étudie, une ligne de force qui départage visions pessimistes et visions optimistes de la famille. On connaît la première phrase d’Anna Karénine, que Nabokov tenta de démentir avec Ada ou l’Ardeur ; les familles heureuses ne sont pas plus nombreuses chez les auteurs contemporains. Pourtant, des références à la tribu Malaussène forgée par Daniel Pennac apparaissent plusieurs fois en filigrane dans le recueil, tandis que le bonheur familial se traduit par une série de clichés que les écrivains convoquent pour s’en détacher au moins autant pour montrer qu’ils y sont malgré tout attachés. Dans son article intitulé « Gloire de l’infamille », Dominique Rabaté avance ainsi que le « roman célibataire » de la fin du dix‑neuvième siècle a laissé place à un réinvestissement paradoxal du roman familial, et détourne la fameuse formule d’un des représentants de ce roman célibataire en proposant un « Familles, je vous haime » qui dit bien le « double bind » des individus autant que de nombreux personnages contemporains9 : le vœu d’affranchissement familial cohabite souvent avec un désir d’hyper‑normalité.

9La réflexivité proposée par D. Viart comme critère des récits de filiation se déclinerait alors selon les registres d’une axiologie ambivalente, entre adhésion et ironie, humour et cruauté. Du « méta‑roman » familial que constituerait Paris‑Brest de T. Viel10 aux fantaisies cyniques de M. NDiaye et R. Jauffret, et à l’explosion verbale à laquelle s’adonne le personnage principal de Rapport aux bêtes, du modèle clichéique et ses déclinaisons médiatiques aux anamorphoses loufoques de la satire, les romans contemporains de la famille disent l’écart sans cesse renouvelé entre la famille et ses représentations. On trouvera des clichés proprement photographiques (objet fondamental des narrations familiales, très bien pointé par Annie Besnard chez Hélène Lenoir et S. Germain comme par L. Demanze) aussi bien que des lieux communs discursifs. C’est ainsi une rhétorique de l’excès comme outre‑passement (c’est‑à‑dire à la fois comme renforcement et dépassement) des clichés (que ceu‑ci véhiculent une représentation positive ou négative) qui se donne à lire dans nombre des récits étudiés, et qui constitue un des rares fils rouges proprement stylistiques du recueil. Quand D. Rabaté postule l’autodestruction des clichés (« Les images trop conformes explosent à toute allure et retournent ostensiblement la charge violente que le chromo était censé (mal) recouvrir11. »), D. Viart parle de « saturation clichéique » servant à traduire « l’exacerbation des rapports affectifs12 » et G. Turin analyse avec beaucoup de finesse l’hyperbole comme outil de caricature de sentences médiatiques chez M. NDiaye et R. Jauffret, qui se livrent chacun à leur façon à un joyeux jeu de massacre. Ce faisant, les écrivains disent aussi bien l’écart par rapport à la norme que le trop‑plein et l’obsession de celle‑ci, reconduisant l’ambivalence axiologique du propos de Barthes sur le fantasme du groupe.

10Si le bonheur n’est pas acquis, on pourrait toutefois parler d’une intention ou d’une tension optimiste, tournée vers de possibles réinventions familiales. Les personnages ne cherchent pas forcément leur accomplissement dans la solitude de l’arriviste, débarrassé enfin de toute attache familiale ; la narration dit en mode mineur des reconfigurations, soit horizontales, tendant à évacuer la filiation généalogique, soit purement littéraires. Tandis que Nathalie Fontane‑Wacker interroge très justement l’ambivalence des figures de la fratrie chez S. Germain et M. NDiaye, Madalina Grigore‑Muresan et Isabelle Dangy montrent respectivement chez Richard Millet et A.‑M. Garat l’importance des sœurs comme substituts parentaux. Dans les livres pour enfants analysés par Nelly Chabrol‑Gagne, les frères et sœurs permettent de fuir, temporairement ou définitivement, un milieu familial délétère ou une autorité parentale abusive. Enfin les frères peuvent être l’autre nom des amis, comme le rappelle Jutta Fortin à propos des figures électives de T. Viel.

11Certains critiques font alors classiquement de la littérature l’espace de réinvention d’une famille imaginaire ; loin de toute mièvrerie et de tout angélisme, F. Gris montre que la mise en scène d’un homme atteint d’Alzheimer permet à la narratrice et à l’auteure d’On n’est pas là pour disparaître de faire émerger non sans ironie sa propre histoire familiale refoulée, tandis que L. Demanze tempère l’optimisme de la reconstitution littéraire :

[…] les fantômes invoqués par le récit de filiation ne reconstituent pas une communauté perdue. Ils élaborent au contraire un lieu disparate, sans lien d’appartenance comme ces figures de peu rassemblées par Pierre Michon dans Vies minuscules13.

12S’il s’agit d’une reconstruction précaire et individuelle, c’est au miroir de l’altérité et dans la confrontation à la négativité du deuil ou de la maladie que peut émerger un nouveau lien familial mais aussi social, ce que F.‑M. Achard formule en ces termes à propos de F. Bon :

Enfin, le deuil n’a pas pour seul effet de catalyser son effondrement [celui de la famille], il provoque aussi une reconfiguration des liens familiaux et montre qu’elle peut toujours être le lieu d’une solidarité plus souple et opérante au sein de populations oubliées par les instances publiques étatiques14.

13À travers la variété des récits étudiés, on observe alors souvent un continuum entre narrateur, personnage et auteur, qu’il y ait en quelque sorte attestation biographique directe comme chez F. Bon ou A. Makine, ou plus indirecte comme chez P. Modiano. Du roman de la famille ou roman familial hérité de Freud, il n’y a qu’un pas, que de nombreux critiques franchissent.

 « Famille démocratique, famille freudienne et famille chrétienne » : trinité interprétative & troubles dans le genre (romanesque)

14Il est devenu impossible de parler de la famille sans évoquer le roman familial qui l’accompagne, dans un usage plus ou moins précis de la référence au roman des névrosés15. Si D. Viart met en garde au seuil du recueil contre le galvaudage de la notion psychanalytique, en rappelant que les romans sur lesquels s’était appuyée Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman n’avaient rien de « romans de la famille16 », l’expression est maintes fois reprise dans le recueil. Ivan Farron par exemple propose une heureuse distinction à la fois freudienne et proustienne à propos de l’œuvre de P. Modiano :

le « côté Nerval » est contrebalancé chez Modiano par un « côté Balzac », le romancier bâtard venant parfois mettre des bâtons dans les roues de l’enfant trouvé poète et lui révéler le dessous (sexuel) des cartes, via l’histoire, le plus souvent crapuleuse, des fortunes et des généalogies17.

15La référence à L’Écorce et le noyau de Nicolas Abraham et Maria Torok vient également nourrir l’imaginaire critique et D. Viart lui‑même reprend à Pierre Bayard la belle idée de « roman parental » employée au sujet de Romain Gary, qui constitue avec G. Perec un fils problématique et une figure essentielle pour les écrivains de la famille.

16Cette approche critique se démarque au premier abord des récits eux‑mêmes dont les outils, notamment dans le cas des récits de filiation, sont bien plutôt ceux de la sociologie, comme le remarque C. Jérusalem dans l’introduction de la première partie :

Très rarement psychologiques, les textes contemporains proposent de nouveaux modèles pour penser la famille : ils adoptent une perspective historique, sociologique, culturelle, tout en étant attentifs à ce qui se joue dans la langue, l’écriture, le livre, la bibliothèque18.

17Si les écrivains manipulent souvent avec ironie les scénarios œdipiens, que l’on songe à O. Rosenthal prenant un malin plaisir à énoncer l’effondrement des structures élémentaires de la parenté dans la maladie ou à C. Honoré faisant d’une urne funéraire le symbole et le support des relations familiales dévoyées, les textes font en effet souvent appel à un matériau réflexif, documentaire, comme c’est le cas pour O. Rosenthal ou pour F. Bon. La sociologie et la conscience historique constituent alors des points de rencontre importants de la littérature et de la critique contemporaines ; de ce point de vue, l’article de Jean‑Bernard Vray est exemplaire : le critique articule à une analyse d’ordre symbolique des motifs de la porte et de l’escalier une lecture plus sociologique en s’appuyant notamment sur une analyse critique de l’écrivain P. Bergounioux.

18Bien plus qu’à l’histoire littéraire, le discours critique du numéro d’Écritures contemporaines emprunte à d’autres sciences humaines, se nouant au croisement de la psychologie, de l’histoire ou de la sociologie et des mythes, en suivant souvent la triade formulée par Michel Lantelme à propos de Jean Rouaud : « la famille démocratique, la famille freudienne et la famille chrétienne — ou la sainte Famille19 ». De Bible il est question à propos des Mater dolorosa d’A. Godard et de M. NDiaye, mais aussi de la parabole nourricière du fils prodigue, dont Véronique Léonard‑Roques décline les variations à propos des Vies minuscules de P. Michon, en en montrant la fonction médiatrice pour le sujet mélancolique20. La sociologie et l’histoire permettent certainement le mieux d’analyser la crise de la représentation en des termes à la fois littéraires et politiques, dont G. Turin rappelle les enjeux :

[D]eux siècles de révolutions et de guerres auront ouvert la voie à plus d’un parricide, du Roi à Dieu en passant par l’Auteur et — on l’aurait presque épargné, tant il fait pâle figure parmi tous ces V.I.P. — le pater familias21.

19Crise familiale et crise nationale se rejoignent ainsi souvent, en particulier chez J. Rouaud se référant au bouleversement des paradigmes culturels de la Révolution française, chez P. Modiano, à qui l’Occupation sert aussi à « métaphorise[r] un foyer infectieux22 », et chez M. Weitzmann, dont le modèle familial décrit montre la caducité des valeurs libérales des Trente Glorieuses. La Révolution, la Seconde Guerre mondiale, la France gaullienne et l’après‑68 marquent ainsi l’imaginaire de la famille, d’une façon ou d’une autre. Émilie Brière, qui avait codirigé le stimulant volume Un roman parle du monde23, restitue cet horizon d’interprétation en mobilisant l’horizon sociocritique et les réflexions d’ouvrages historiques portant en particulier sur l’évolution des représentations (on peut ainsi citer Héroïsme et victimisation, de Jean‑Marie Apostolidès). F.‑M. Achard se réfère quant à lui notamment à l’essai de l’historien Philippe Ariès, L’Homme devant la mort, pour saisir les enjeux sociaux du deuil mis en valeur chez F. Bon, et remettre en question l’opposition d’une supposée permanence villageoise et d’une atomisation urbaine des liens. Cet imaginaire critique témoigne non seulement d’une ouverture épistémologique mais aussi et surtout d’un désir de reliaison de l’individu à une communauté.

20Cette diversification des sources critiques influe sur le genre romanesque lui‑même, dans une intrication étudiée notamment dans l’ouvrage collectif Littérature et sociologie dirigé par P. Baudorre, D. Rabaté et D. Viart24 ; dans le cas des romans de la famille, elle est certainement et plus précisément à l’origine d’une hybridation formelle qu’évoquent certains articles, mais qui n’est que rarement thématisée comme telle et qui appellerait de plus amples développements. Au‑delà des appartenances apparentes et distinctes à l’autofiction, à la littérature de jeunesse, à l’autobiographie et au roman, c’est ainsi à une histoire des hybridations génériques que semble appeler la variété des récits abordés dans le volume. La question du « montage » romanesque se dédoublant entre histoire des autres et histoire de soi, entre traitement d’un fait divers et récit autobiographique qui est évoquée par L. Demanze, que l’on voit à l’œuvre dans le « dispositif25 » d’On n’est pas là pour disparaître, ou que l’on retrouverait chez Emmanuel Carrère, est une de ces hybridations possibles.

21D. Viart rappelle en début de volume que Thibaudet avait déjà pointé certaines pistes formelles dans son article sur le « roman domestique », en esquissant notamment l’idée d’une « sorte de structure “chorale” qui répartit l’intérêt romanesque au lieu de le centrer sur une seule figure privilégiée26 ». Dans cette perspective des voix narratives et des focalisations, D. Viart ajoute l’idée que le développement moderne du monologue intérieur est lié à l’évolution des thématiques familiales : « le monologue intérieur s’invente alors comme forme susceptible de ressaisir subjectivement et dans la conscience d’un seul ce qui se joue sur la scène dramatique du huis clos familial27 ». Or Thibaudet avait là encore pressenti cette correspondance, en parlant de « stream of flesh » à propos de certains romans de la famille28. Stream of consciousness et vitalisme collectif se joignaient dans cette belle expression, et pourraient permettre de saisir ce qui est en jeu dans nombre de romans familiaux de L. Mauvignier ou dans le flot langagier de Rapport aux bêtes de N. Revaz.

22L’étude de traits stylistiques, qui a été évoquée plus haut à propos des clichés et de l’hyperbole, serait également à prolonger par d’autres analyses fructueuses. Ce sont donc ces pistes à la fois formelles et méthodologiques qui constituent à l’horizon de lecture du Roman contemporain de la famille un potentiel critique aussi intéressant qu’inspirant.


***

23Qu’y a‑t‑il de commun entre Vies minuscules de P. Michon et En Famille de M. NDiaye ? L’intérêt du nouveau numéro d’Écritures contemporaines consacré aux « romans de la famille » est de contribuer à une cartographie des représentations en même temps qu’à la constitution d’une histoire littéraire in progress, dans ses enjeux thématiques mais aussi formels et génériques. Du point de vue des évolutions thématiques, se dégage la tension entre atavisme des liens familiaux et relative élection de l’héritage. Des lignes de fuite, pas toujours optimistes, tentent de défaire le noyau familial, entre fratries et recompositions. Si dans l’introduction du dernier chapitre S. Coyault doute du « salut par les femmes29 » auquel on pourrait croire, I. Dangy propose un retournement intéressant en fin de volume en suggérant à partir de l’œuvre d’A.‑M. Garat que ce qui importerait désormais ne serait plus tant la question de la généalogie que de la recréation ; la ligne de fiction de notre contemporanéité romanesque correspondrait non plus à la question « Qui nous a mis au monde et pourquoi ? », mais à la suivante : « Qui nous a adoptés, et qui adopterons‑nous30 ? » S’il y a trouble dans le genre, ce n’est peut‑être pas tant dans l’hypothétique refonte de la famille que dans l’inquiétude, le tremblé formel des récits et la cristallisation des questions d’identité qu’ils opèrent : l’intrication des sphères sociale, familiale, nationale, paraît très forte, et dépasse l’opposition que l’on voudrait parfois trop nette entre individualisme et collectivité, intime et politique ; sur le plan de la méthode, les articles engagent à croiser les approches littéraire et sociohistorique, et à poursuivre des chemins de traverse stylistiques.