Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Janvier 2016 (volume 17, numéro 1)
titre article
Chloé Chaudet

Penser les (re)configurations de l’engagement littéraire

Catherine Brun & Alain Schaffner (dir.), Des écritures engagées aux écritures impliquées. Littérature française (xxexxie siècles), Dijon : Éditions universitaires de Dijon, coll. « Écritures », 2015, 231 p., EAN 9782364411326 & Thierry Jacques Laurent, Le Roman français au croisement de l’engagement et du désengagement(xxexxie siècles), Paris : L’Harmattan, coll. « Espaces littéraires », 2015, 242 p., EAN 9782343064970.

1« Nécessité impérative de garder le mot “engagement”, un beau mot encore tout neuf », notait Jacques Derrida pour les cinquante ans des Temps modernes. Et d’ajouter aussitôt :

en le tirant peut-être un peu ailleurs : tourné du côté où nous nous trouvons chercher à nous trouver, « nous », aujourd’hui. Garder ou réactiver les formes de cet « engagement » en en changeant le contenu et les stratégies1.

2Aujourd’hui, la notion d’engagement reste globalement désavouée au sein de la critique française, malgré une ouverture notionnelle latente dont témoignent l’ouvrage collectif dirigé par Catherine Brun et Alain Schaffner, Des écritures engagées aux écritures impliquées. Littérature française (xxe-xxisiècles),et la monographie de Thierry Jacques Laurent, Le Roman français au croisement de l’engagement et du désengagement(xxe-xxie siècles). Si ces deux études parues en 2015 manifestent encore une certaine crispation, compréhensible, par rapport à la notion d’engagement, elles ne nous incitent pas moins à la conserver en l’adaptant au sens où l’entendait Derrida.

L’engagement sartrien mal-aimé & malmené

3Dans l’ouvrage de C. Brun et A. Schaffner comme dans celui de T. J. Laurent, les conceptualisations sartriennes de l’engagement apparaissent clairement comme un repoussoir, en particulier pour les écrivain.e.s ayant fait « le deuil de l’utopie révolutionnaire2 ».

4À cet égard, les contributeurs du premier volume se référant très fréquemment à Sartre en tant que chantre d’un concept dépassé, un bilan sur l’engagement littéraire sartrien aurait été utile, d’autant plus que l’introduction pointe que « [l]es définitions et les déclinaisons de l’engagement littéraire et de ses avatars méritent d’être précisées, comme doivent être démystifiés les figures d’intellectuels produits en référence3 ». Si la figure de Sartre est bien démystifiée dans l’étude, ne reviennent, au gré des contributions, que certains traits liés au concept de « littérature engagée » qu’il a contribué à cristalliser, tels que la prééminence d’une écriture de l’immédiat, l’importance d’une prise de parole intellectuelle au sens dix-neuviémiste du terme, et évidemment la lutte émancipatrice allant de pair avec une orientation communiste.

5Cette constatation vaut aussi pour l’essai de T. J. Laurent, qui déclare en introduction :

La notion [celle de « littérature engagée » selon Sartre] désigne les modalités et les formes selon lesquelles l’écrivain, témoin de son temps, quitte sa « tour d’ivoire » pour entrer dans l’arène qu’est le débat public et participer aux luttes sociales et choisir son camp4.

6Une telle formulation ne rend pas justice à la nuance de la pensée de Sartre, telle qu’elle se déploie dans Qu’est-ce que la littérature ? et ailleurs. Avant même de préciser, dans son essai de 1948, que son inscription dans une lutte pour l’avènement d’une démocratie socialiste européenne ne doit pas être interprétée comme un soutien de l’U.R.S.S.5, Sartre avait souligné dès le premier numéro des Temps modernes que « l’engagement ne doit, en aucun cas, faire oublier la littérature6 ». Il est d’autant plus étonnant que T. J. Laurent ne soit pas d’emblée plus exhaustif à ce sujet qu’il revient sur Qu’est-ce que la littérature ? dans sa partie « Historique des notions d’engagement et de désengagement depuis l’époque de la “modernité littéraire” », où il insiste sur la « mode » de la littérature engagée « jusqu’au milieu des années 19507 » – une mode qui va précisément de pair avec une réception partielle des concepts sartriens8.

7Une notion utile aurait été celle d’« idéal-type », à entendre au sens de Max Weber comme l’« accentuation unilatérale d’un ou de quelques aspect(s) » de la réalité, choisi(s) dans le but de « former un schéma de pensée homogène » à visée heuristique9. Car ce que critiquent à juste titre les deux études comme dépassé constitue de fait l’accentuation de certains traits de la littérature engagée telle que définie par Sartre, en particulier dans Qu’est-ce que la littérature ?.

8La réalité d’une schématisation de la pensée de Sartre est d’ailleurs mentionnée dans l’ouvrage de C. Brun et A. Schaffner, lorsque François Noudelmann observe :

L’appropriation de Camus et de Sartre, soit par des acteurs philosophiques soit par des commentateurs politiques, a servi des intérêts distincts du champ intellectuel. [...] À travers la réduction de Camus et de Sartre à des « thèses » monolithiques et opposées, des vérités du temps s’exposent. [...] L’antithèse Sartre/Camus a ainsi constitué un opérateur idéologique permettant de départager des valeurs et des positions, d’un côté l’activisme révolutionnaire, de l’autre la mesure humaniste. Et que ni l’un ni l’autre des deux penseurs ne soit réductible à ces thèses n’empêche pas [certains penseurs contemporains] d’utiliser cette opposition pour promouvoir un retour des entités que les années soixante et soixante-dix avaient contestées10 [...].

Une approche transhistorique fructueuse

9Si ce que nous préférons donc appeler l’idéal-type de l’engagement sartrien constitue, dans tous les sens de l’expression, un point de fuite pour les auteurs et contributeurs de nos deux ouvrages, une approche transhistorique de l’engagement connaît plus de succès. Dans les deux études, celle-ci est majoritairement inspirée des travaux de Benoît Denis11, qui distingue la « littérature engagée » sartrienne, historiquement située, d’une conception transhistorique de l’engagement comme « littérature de combat et de controverse12 ». Chez C. Brun et A. Schaffner comme chez T. J. Laurent, l’idée d’une confrontation frontale de l’écrivain à ce qu’il critique est globalement considérée comme condition sine qua non d’un engagement transhistorique, et a l’avantage de s’appliquer à un écrivain tel que Paul Claudel, qui, si on en revient à l’idéal-type sartrien, « ne fait pas partie des écrivains habituellement considérés comme des écrivains engagés13 ». Mais cet engagement peut aussi prendre des voies plus indirectes, ce que souligne Marie-Paule Berranger dans son article consacré à l’interprétation par André Breton des Constellations de Miró, dans son recueil du même titre en 1958. Rejetant alors, en phase avec son époque, l’idéal-type sartrien de l’engagement,

Breton oppose à la littérature engagée l’exemple d’un art qui, s’éloignant de toute référence à l’actualité, œuvrant dans l’implicite, réunit, pense-t-il, les chances de réveiller la vigilance endormie et de secouer la résignation14.

10On pensera également à l’évocation par T. J. Laurent d’un Alain Robbe-Grillet récusant la « littérature engagée » sartrienne mais non le concept d’engagement, défini par l’écrivain comme« la pleine conscience des problèmes de son propre langage15 » : en filigrane, il apparaît que la notion d’engagement reste efficace à la condition d’être repensée de manière élargie.

11À cet égard, l’échantillonnage des romanciers « au croisement de l’engagement et du désengagement » est très vaste dans l’ouvrage de T. J. Laurent : outre de nombreuses références critiques et littéraires, son corpus en tant que tel, qui débute au début du xxe siècle, est composé d’œuvres fictionnelles de Jean Mauclère, Albert Camus, Pascal Jardin, Alexandre Jardin, Michel Déon, Patrick Modiano, Andreï Makine. T. J. Laurent reconnaît que son corpus est « aussi limité qu’hétérogène » et que le choix de s’intéresser à des auteurs auxquels il avait précédemment consacré des essais « semblera évidemment partial16 ». Mais il souligne également que son échantillonnage est

doublement intéressant car représentatif à la fois de différentes tendances – en France et dans la francophonie – du genre romanesque (paralittérature, autofiction, récit philosophique, enquête historique, roman d’aventures – et de différentes manières de s’engager et de se désengager17.

12Les écrivains sont traités, dans l’ordre cité, dans la seconde partie de l’ouvrage, « Sept romanciers au croisement de l’engagement et du désengagement ». Mettant au jour une filiation entre les auteurs abordés depuis Mauclère, cette partie de l’étude souligne que le rapport des écrivains à « l’engagement » peut être envisagé de manière non-interrompue au cours du xxe siècle. S’il est dommage que les sept auteurs soient abordés les uns après les autres dans une perspective biographique, et que les grandes stratégies communes aux auteurs soient dégagées un peu tardivement, le choix de T. J. Laurent peut cependant se justifier si l’on considère qu’il est indispensable de s’intéresser aux postures, tant auctoriales qu’intellectuelles, de ceux que l’on aborde en tant qu’écrivains engagés.

Manifestations littéraires d’une ouverture notionnelle

13En illustrant l’intérêt d’une acception transhistorique de l’engagement littéraire, nos deux études révèlent qu’elles conçoivent l’engagement en termes de continuité historique. En effet, l’ouverture notionnelle de la notion d’engagement constitue non pas un rejet total des concepts cristallisés par Sartre, qui renvoient pour certains à une tradition remontant à l’affaire Dreyfus, mais un assouplissement de l’idéal-typesartrien. C’est ce que soulignent les conclusions que tirent nos critiques de leurs analyses littéraires, ainsi que les approches théoriques qu’ils convoquent.

14T. J. Laurent cite ainsi à plusieurs reprises des travaux de Dominique Viart18 et de Sylvie Servoise19, travaux qui ont pour point commun d’étudier, sous l’angle de la continuité historique, les reformulations actuelles de l’intervention sociale et politique de l’écrivain. Une même continuité se dessine dans le bilan thématique que propose la sous-partie « Éléments de comparaison entre les auteurs du corpus ». T. J. Laurent y cite comme grands « thèmes de l’engagement20 » communs aux sept auteurs de son corpus « la méditation sur l’Histoire », et déclare que « davantage que d’engagement politique, il faudrait parler d’engagement pour des valeurs21 » par ses écrivains. Ceux-ci auraient également pour similitude « d’avoir défendu la langue française et d’avoir cherché à séduire ou à informer autant – et peut-être parfois plus – que d’avoir voulu démontrer ou convaincre22 ». À cet égard, l’essai pâtit quelque peu de l’absence d’étude précise des stratégies rhétoriques élaborées par ces auteurs, dont T. J. Laurent souligne lui-même qu’elle « mériterait bien sûr un approfondissement23 ». Car certains aspects de sa conclusion nous sont apparus peu convaincants, comme celui où T. J. Laurent déclare au sujet des sept auteurs qu’il étudie :

[...] si je les place au croisement de l’engagement et du désengagement c’est parce que, loin de nous donner toujours des leçons avec plus ou moins d’assiduité ou de sérieux, [ils] nous proposent aussi des échappatoires grâce auxquelles il est parfois possible, pour quelque temps, de transcender le réel ou de le laisser de côté24.

15Si T. J. Laurent choisit d’appliquer la notion de « désengagement » à ses auteurs, les « échappatoires » auxquelles il se réfère pourraient tout autant être considérées comme des formes moins frontales d’engagement. Il est quelque peu dommage que le critique accepte d’ouvrir la notion d’engagement par rapport à la « littérature engagée » sartrienne mais tienne à conserver une ligne de partage entre l’intellectuel et l’esthète.

16Car aux xxe et xxie siècles, le travail sur la forme n’est plus l’apanage de l’œuvre littéraire « autonome », si tant est qu’une telle œuvre ait pu jamais exister. Certains contributeurs de l’ouvrage de C. Brun et A. Schaffner le soulignent, tels Olivier Penot-Lacassagne mettant en lumière l’engagement par la forme des écrivains du groupe Tel Quel25 ou Dominique Rabaté expliquant, dans un article justement intitulé « La forme à l’épreuve », que Ce que j’appelle oubli (2010) de Laurent Mauvignier peut être considéré comme un texte engagé « si l’on précise que c’est au sens de l’engagement de soi, par l’épreuve d’une parole difficile, qui doit rester individuelle26 ». Pour sa part, Marie-Hélène Boblet étudie les manifestations de deux modalités récurrentes de l’engagement littéraire contemporain, à savoir le geste testimonial et l’écriture de l’intime à portée politique, à partir du texte Entre chagrin et néant (2009) de Marie Cosnay : dans ce compte-rendu commenté des Audiences d’étrangers tenues en 2008 au Tribunal de Grande Instance de Bayonne, « le travail littéraire, qui introduit la perspective historique ou généalogique dans l’à plat des audiences, accompagne la conversion du chagrin subjectif en affect politique27 ».

17Face à de tels renouvellements de la littérature française, pourquoi certains contributeurs de l’ouvrage de C. Brun et A. Schaffner reculent-ils devant l’idée de conserver la notion d’engagement ? À notre sens, le caractère éculé de l’idéal-type sartrien ne constitue pas une raison suffisante pour abandonner la notion d’engagement, d’autant plus que plusieurs écrivains et critiques français (ultra-)contemporains mentionnés dans l’ouvrage se réclament de l’engagement, ou du moins ne le rejettent pas en bloc. J. M. G. Le Clézio s’est ainsi explicitement identifié à la figure de l’écrivain engagé, déclarant entre autres : « En France, nous sommes tous enfants de la littérature engagée, de Sartre et de Camus. Nous avons hérité de leur besoin, de leur passion28. » Évoquant aussi cet écrivain, T. J. Laurent revient d’ailleurs sur sa particularité : si Le Clézio est haï par certains en raison de son « idéalisme généreux et naïf29 » – sont cités Michel Déon, Richard Millet et Antoine Compagnon —, il est également considéré par d’autres comme le noble représentant d’une « tendance anthopologique du monde contemporain30 ». Un tel clivage, qui révèle notamment la suspicion d’une partie de la critique française face à une littérature revendiquant sa force de proposition, mérite d’être interrogé et mis en perspective.

D’un imaginaire du surplomb à une pensée des connexions : l’apport de la littérature comparée

18Conserver la notion d’engagement littéraire permet précisément de mettre au jour ses variations, historiques mais aussi géographiques et culturelles. Une telle démarche s’avère d’autant plus indispensable que les deux ouvrages mentionnent tous deux la francophonie. Si on n’y trouve que quelques références chez T. J. Laurent, elle apparaît comme une donnée importante31, et le critique intègre à son corpus un romancier français allophone (Andreï Makine). Dans l’ouvrage de C. Brun et A. Schaffner, son expérience de la francophonie donne l’occasion à Philippe Daros de souligner qu’une pensée des connexions est nécessaire pour repenser l’engagement aujourd’hui :

[...] désormais « la cosmopolis littéraire » a d’autres pôles que Saint-Germain des Prés. Et sans doute faut-il sortir du cadre temporel, spatial, dans lequel s’inscrit l’histoire de la modernité que parcourt cet ouvrage [P. Daros se réfère ici à Jeanyves Guérin, Art nouveau et homme nouveau. Modernité et progressisme dans la littérature française du xxe siècle, Paris, Honoré Champion, 2002] [...] car il est encore de nombreux lieux, dans le monde, où cette dialectique possède un sens. [...] Sans doute ma réflexion comparatiste se nourrit-elle de ce constat. [...] Et, de fait, au terme de ces années de formation si fortement marquées par Critique et Tel Quel mais aussi Esprit, Les Temps modernes, ma première année d’enseignement dans un... lycée horticole du Sénégal imposa une relativisation historique brutale de mes certitudes théoriques ! La découverte de Césaire, de Glissant, de Khatibi, de Kourouma tout d’abord puis d’écrivains n’appartenant pas à la tradition européenne ensuite [...] me permit de comprendre que les théories s’inscrivent rigoureusement dans l’histoire où elles s’élaborent et que cette histoire ne peut être transposée mais, tout au plus, mise en relation32.

19Mettre en relation les diverses littératures de langue française oblige à reconsidérer la pensée sartrienne de l’engagement : la contribution de Sartre au discours postcolonial a eu pour effet que des auteurs francophones de la seconde moitié du xxe siècle, tels que Mongo Beti ou Sony Labou Tansi, reprennent directement certains de ses concepts, alors même que ceux-ci étaient considérés avec suspicion côté hexagonal.

20Plus globalement, l’apport d’une démarche comparatiste est évident dans l’ouvrage de C. Brun et A. Schaffner : ce qu’observe Ph. Daros au sujet des littératures francophones et comparées s’applique de facto à la production littéraire hexagonale dont traite l’ensemble de l’étude. Nul hasard si, à la fin de leur quatrième de couverture, C. Brun et A. Schaffner se réfèrent à la « pensée de la relation33 » évoquée par Ph. Daros pour l’appliquer à la totalité des contributions formant leur ouvrage :

Prenant acte de la mise en crise occidentale de l’artiste prophète et maître à penser, les deux volets de l’ouvrage [...] s’attachent à quelques figures qui, non sans contradictions ni déchirements, s’efforcent depuis l’affaire Dreyfus de pouvoir encore sans ignorer qu’en s’engageant, en s’impliquant, ils mettent en jeu, outre leur personne, la création même. [...] On comprend alors comment a pu s’opérer un nouveau partage des valeurs et des positions et se substituer, à un imaginaire du surplomb, une pensée des connexions34.

21Une pensée des connexions : voilà bien ce qui définit l’engagement contemporain, tant dans ses manifestations littéraires, à présent véritablement mondialisées, que dans les multiples variations internationales de la figure de l’intellectuel. Celles-ci révèlent que si l’intellectuel européen apparaît de plus en plus comme un histrion médiatique, c’est que sa prééminence dans l’ordonnancement du monde n’est peut-être plus d’actualité.