Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Janvier 2024 (volume 25, numéro 1)
titre article
Vanessa Kientz

Ipséité et responsabilité : vers une nouvelle définition de l’identité

Ipseity and responsibility: towards a new definition of identity
Claude Romano, L'identité humaine en dialogue, Paris : Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2022, 474 p., EAN 9782021481846.

1Dans L’identité humaine en dialogue, Claude Romano1 prend position pour une définition de l’identité qualitative en passant par l’identité pratique, engageant une nouvelle conception de ce qu’être humain veut dire : on ne peut plus abstraire le « moi » d’une personne détachée de son environnement, par la force d’un raisonnement. La question de l’identité est à la fois ancienne – qui suis-je ? – et toujours nouvelle. Pour le philosophe ancré dans la cité, le self n’est pas une entité psychique détachée qui serait de nature entièrement cérébrale.

2Depuis le xxe siècle, les courants de la philosophie analytique et des sciences cognitives tentent de décrypter la boîte noire du cerveau, n’écartant pas toujours le risque de réduire l’humain. Ce livre sonde les réponses de l’institution philosophique contemporaine dans sa diversité, par une argumentation en forme de dialogue entre les points de vue de la philosophie antique, classique, moderne et contemporaine (philosophie analytique, philosophie de l’esprit, phénoménologie) et des sciences humaines. Profonde et subtile, l’enquête nous mène au cœur des dualismes pour les dépasser dans l’ipséité.

Une déconstruction minutieuse des thèses dualistes

3Claude Romano, tout au long de l’ouvrage, met en perspective avec un soin extrême le concept d’identité humaine. Il en montre la plasticité en adoptant une perspective historique tissée de dialogues minutieux entre les courants de chaque époque, avec une érudition presque obsessionnelle quand il avance par de fines itérations qui montrent la complexité vivante de la discipline philosophique actuelle. La reformulation est une technique qui lui permet d’avancer dans une argumentation en forme de reptation, pour prendre le virage d’une exigence radicale : l’être humain doit être investi du pouvoir de déterminer son identité, de s’en rendre responsable pour s’assumer devant autrui. C’est précisément celle qui est attaquée dans le processus concentrationnaire.

4Dans L’identité humaine en dialogue, le philosophe souhaite l’émergence d’une « critique de la raison identitaire2 » (p. 12). Il parvient à unifier la question de l’identité qui s’invite aussi bien dans les débats philosophiques que politiques, médicaux, spirituels, scientifiques… La première partie de l’ouvrage déconstruit l’ego cartésien et le self lockien, ainsi que toutes les égologies de la philosophie moderne qui scindent le corps et l’esprit, l’être et le monde. En effet, le moi (intérieur) n’est pas une notion historiquement neutre car elle renvoie à une image de la nature issue de la physique galiléenne et newtonienne, comme s’il existait une nature humaine objective3. À la naissance de la géométrie euclidienne, les philosophes se mirent à penser la nature comme un espace abstrait, homogène et infini. Non plus comme un cosmos ordonné et finalisé par un dieu, mais comme un « ensemble ouvert, lié par l’unité des lois4 ». Pour répondre à ce qui suscitait de l’effroi, Descartes, auteur du célèbre cogito ergo sum5 en 1637, a pensé une intériorité forte radicalement étrangère à l’univers physique.

5Claude Romano tente de penser hors de ce champ classique, de s’extraire de cette notion du moi, comme c’était le cas dans l’Antiquité. La maxime de Socrate inscrite sur le frontispice du temple Apollon Pythien à Delphes, « connais-toi toi-même » invitait à une prise de conscience des limites de l’être humain, « rien de trop », pour échapper à l’hybris. La présence à soi pouvait être sensible, mais la conscience de soi n’était pas réflexive : « la perception de soi de ce vivant (qu’est l’être humain) ne jouit d’aucun privilège sur celle du monde ni d’aucune certitude supérieure » (p. 89). Chez Homère, le mot psyché renverrait même au simple souffle de la respiration6, voire à un souffle qui serait énergie vitale cosmique. La notion d’identité psychique n’existait pas.

L’ipséité pour s’affranchir du cadre de la subjectivité du moi

6La pensée de Claude Romano, dans la deuxième partie de l’ouvrage, oriente une nouvelle définition de l’ipséité, notion qui apparaît en 1927 chez Heidegger : le Dasein « comporte une identité à soi-même spécifique : l’ipséité7 » qui est une manière authentique d’exister. Le mot grec authentês se compose de auto « par soi-même, de sa propre initiative » et de hentes « qui achève, qui réalise ». Il s’agit d’être responsable de ses actes, de s’assumer en personne pour être soi-même. Heidegger s’intéresse tout particulièrement à l’architecture de l’ipséité : elle est résolution (Entschlossenheit) et permet à l’homme de s’appartenir en propre « sans succomber dans l’anonymat d’un « On » (p. 233) qui ne renvoie qu’à l’identité numérique, numériquement une, celle de l’état civil par exemple, qui se maintient dans le temps.

7Chez Heidegger, l’ipséité est une sorte de moi fait de relations structurales unissant des schèmes de mouvement, de processus, de comportements, de manières d’être. Elle se caractérise par la mienneté, le fait d’être à soi, à la recherche de soi, à dessein de soi. Claude Romano en fait une critique d’inspiration wittgensteinienne et interroge l’approche analytique anglo-saxonne qui étudie le langage et la logique. Il dénonce l’impasse du monologisme du moi et rappelle que le soi n’est pas une entité détachée qui habiterait dans un corps. Nous sommes entièrement notre corps qui fait partie du vivant, et notre conscience. Un continuum spatial fait que l’on n’existe pas hors d’un processus social. Nous avons la responsabilité d’y trouver notre place et notre identité se crée par notre authenticité, notre sincérité : elle est une construction sociale de soi qui passe nécessairement par une prise de position extérieure, publique. L’ipséité brise le cadre de l’enfermement dans le soi.

Une nécessaire prise de responsabilité

8Le concept d’ipséité se situe désormais à l’horizon réjouissant de la sincérité radicale. Claude Romano en déploie de multiples facettes, reprenant par exemple l’idée de George Herbert Mead, sociologue de l’école de Chicago et auteur de Mind, Self and Society (1934), selon laquelle notre relation à nous-même est faite d’une intériorisation de normes et d’attentes sociales : Claude Romano l’applique non pas au self, mais à l’ipséité.

9Le pronom « je » acquiert alors une épaisseur d’un nouveau genre. L’ipséité est « l’actualisation de notre capacité socialement acquise d’exercer une responsabilité à l’égard de notre identité pratique, et notamment de notre identité pratique en première personne » (p. 295). L’être humain responsable est un agent placé face à des actes, des pratiques et des rôles sociaux, quels qu’ils soient. Même le renoncement et le mensonge sont signifiants, et peuvent éventuellement renvoyer à une forme d’authenticité. L’individu humain, est engagé dans un processus social rendant possible la prise de responsabilité : « C’est seulement en prenant position devant autrui qu’il devient lui-même : ipse » (p. 378).

L’être humain est un animal social

10L’être humain façonne un Soi-même toujours en devenir : quelle que soit son attitude à l’égard des autres comme de lui-même, il n’acquiert cette forme d’identité en propre qu’à partir d’une relation à autrui qu’il intériorise, dont la différence est nécessaire et constitutive. La distinction proustienne entre le « moi profond » et le « moi social » n’apparaît plus de façon aussi tranchée.

11Ainsi, chaque être humain est tenu de fuir la peur de l’autre qu’il porte en lui-même, puisque ce qui se joue en lui-même est, d’une façon complexe et subtile, un certain reflet d’acte social antérieur. Et réciproquement, la relation aux autres devient comme un reflet de la relation à soi-même. Une identité pratique consciente et assumée, responsable, est de même nature qu’il s’agisse d’une relation à nous-même ou aux autres.

L’identité du philosophe citoyen

12L’un des enjeux de l’ouvrage semble être le suivant : montrer que chaque individu aurait la capacité de fonder sa propre autorité, c’est-à-dire de devenir l’auteur de lui-même par la définition d’une identité non seulement pratique mais aussi qualitative. Cette argumentation réduit à néant les grandes oppositions de la philosophie moderne et contemporaine entre le corps et l’esprit, la nature et la culture, le mental et le physique. Dans un dialogue constant, il rompt la dimension monologique des pensées du moi. Claude Romano nous incite à nous méfier aussi des nouvelles égologies contemporaines et se situe dans une conception montaignienne d’une intériorité toujours en mouvement et en relation. Un rappel fondamental à l’heure où le danger de la désidentification et de la déshumanisation se pose avec intensité.