Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Novembre 2023 (volume 24, numéro 10)
titre article
Clémence Jaime

Des récits qui ravissent

Seizing narrations
Anne Duprat, Histoire du captif. Un paradigme littéraire, de l’Antiquité au xviie siècle, Genève, Droz, 2023, 496 p., EAN 9782600064187.

1En analysant un corpus large, composé de textes non fictionnels comme de textes fictionnels, Histoire du captif offre une réflexion sur la structure, les usages et les significations des récits de captivité. Qu’il s’agisse d’épisodes insérés dans une trame narrative étendue, ou qu’elles constituent l’objet de cette trame narrative dans son entier, ces histoires s’insèrent dans « Un paradigme littéraire, de l’Antiquité au XVIIe siècle », selon le sous-titre choisi par Anne Duprat. La démonstration s’appuie ainsi sur des textes grecs et latins, italiens, anglais, portugais, allemands, français et espagnols qui constituent un « corpus captivitatis ». L’étude propose dès lors de questionner le rôle et les reconfigurations du récit, en Europe de l’Ouest et sur une période longue, qui s’étend de l’Antiquité à la première modernité. Parce que l’enlèvement par les pirates se déroule le plus souvent dans le cadre maritime, lieu privilégié d’avènement de la contingence, parce que le captif est aussi une image du lecteur et interroge les représentations de l’acte de lecture, et parce qu’elles permettent d’analyser les représentations de l’altérité, et notamment de l’alter ego musulman pour le chrétien, les histoires de captivité se trouvent au carrefour des intérêts scientifiques de la chercheuse en littératures comparées.

2Anne Duprat présente en introduction le contexte historique et littéraire dans lequel le récit de captivité est élaboré. Ces quelques jalons mènent au développement du propos en cinq temps. Le premier chapitre est ainsi consacré aux « contextes », « cadres » d’évolution et « formes » que revêt l’histoire du captif. Reprenant certains des apports du New Historicism, Anne Duprat mobilise les recherches en histoire maritime et en histoire du droit, afin de déployer un cadre historique et des représentations, qui modèlent et sont modelées à la fois par des évolutions juridiques et politiques. Le panorama est d’abord chronologique et explicite les contextes historiques et les espaces en jeu. L’autrice s’attache ensuite à dégager les formes que le récit de captivité adopte, qu’elle décrit comme une trame narrative soumise à variations mais dont la récurrence souligne les similitudes entre l’histoire fictionnelle du captif et le récit d’expérience. Une typologie vient clore ce premier chapitre qui expose trois fonctions principales du récit de captivité : une fonction idéalisante, une fonction réparatrice et compensatoire, et une fonction d’alternative, le monde de la captivité étant un monde autre par rapport au monde premier du captif, et pouvant alors servir de point de comparaison. Le deuxième chapitre analyse différents exemples de récits de captivité, depuis l’Odyssée jusqu’au Décaméron. Si les romans grecs et les nouvelles de Boccace constituent le cœur de ce chapitre, ils ne sont pas seulement envisagés qu’en tant que terreau de l’histoire du captif aux xvie et xviie siècles, mais sont inclus et analysés en ce qu’ils fondent et reconfigurent le paradigme dans un contexte spécifique. Ces analyses permettent d’autre part de clarifier un héritage antique commun aux espaces européens étudiés ensuite, et donc de mesurer les relectures et recompositions qui interviennent alors. Les trois derniers chapitres sont consacrés à l’analyse de récits de captivité selon les genres littéraires des textes dans lesquels ils s’insèrent. Le troisième chapitre s’attache, en s’appuyant sur un corpus de récits de rédemption – c’est-à-dire publiés par les ordres religieux fondés pour le rachat des captifs –, de témoignages et d’histoires « véritables », à montrer combien les revendications et constructions de l’authenticité du récit peuvent servir un but religieux, économique ou politique, mais disent également beaucoup du statut et de la dignité même de la littérature narrative. Un quatrième chapitre sort du corpus narratif pour s’intéresser à la captivité en scène, selon les espaces culturels de création des pièces – espagnol, anglais ou français – qui conditionnent largement les modes de représentation du monde et de la manière dont l’individu peut évoluer dans ce monde. Enfin, le cinquième chapitre propose d’analyser les évolutions du paradigme dans la littérature narrative, en mettant en avant ses implications narratologiques et théoriques.

3Il n’est bien entendu pas possible de rendre compte ici de toutes les analyses fines que propose l’Histoire du captif, qui s’appuie sur de très nombreux textes : l’autrice fonde sa réflexion sur plus de deux cents sources. Il s’agira de mettre en avant quelques éléments, scientifiques et méthodologiques, particulièrement saillants.

Nouvelles, théâtre, romans, témoignages, récits d’expériences : un paradigme transgénérique

4La notion de paradigme, largement polysémique, est utilisée par Anne Duprat dans un sens spécifique qu’elle explicite succinctement en introduction, en renvoyant à l’essai « Qu’est-ce qu’un paradigme », de Giorgio Agamben1. Elle distingue le paradigme de la métaphore, en indiquant que ce qui intéresse Histoire du captif, c’est le récit, la mise en intrigue de la captivité, depuis l’enlèvement jusqu’au retour du captif dans le monde premier, et non sa fonction d’image statique. Cette notion de paradigme permet dès lors, d’après Anne Duprat, de déployer les usages et effets de l’histoire du captif à différentes échelles, et fonde la méthode utilisée dans cet essai. Chaque récit de captivité est étudié en tant qu’exemple qui s’insère dans le paradigme de l’histoire du captif ; c’est-à-dire que chaque cas de ce paradigme est à la fois exemplaire de l’ensemble des histoires de captif, et singulier en ce qu’il renouvelle ce paradigme. C’est le discernement systématique de la singularité des cas de récits de captivité qui distingue l’approche paradigmatique ici présentée d’une approche qui aurait pu reposer sur les notions de topos, de thématique ou de métaphore. Elle invite ainsi à prêter attention aux variations de ces récits, qui évoluent, au fil de la période longue choisie, selon les genres littéraires et en fonction des aires culturelles envisagées.

5Le récit de captivité envisagé comme paradigme, parce qu’il navigue entre diverses formes de discours et d’écrits, interroge les rapports entre ces formes. Les résonances que les intrigues comprenant une histoire de captif ont avec les exercices déclamatoires, qui s’appuient volontiers sur ce type d’exemple, soulignent ainsi le rôle des interactions entre la rhétorique et la narration fictionnelle. La présence des récits de captivité, dès l’Antiquité, dans le champ rhétorique qui se forme notamment autour des Controverses de Sénèque le rhéteur, souligne d’ailleurs le pouvoir de projection du récit : le récit de captivité forme un scénario qui met en jeu différents mondes et expériences que traverse l’individu, qu’il s’agisse du captif, de l’auditeur ou du rhéteur. Manier ces récits permettrait dès lors de questionner la porosité entre ces différents mondes d’une part, et les règles qui y ont cours d’autre part.

6Le paradigme se fonde donc sur la confrontation des personnages et, par procuration, du public à un monde secondaire. Au xviie siècle, la « littérature de rédemption », l’un des cas emblématiques étudiés par Anne Duprat, mise ainsi sur la capacité du récit de captivité à agir directement sur les esprits des lecteurs ou auditeurs. L’autrice souligne combien les paratextes d’ouvrages français qui font partie de cette littérature s’attachent explicitement à créer une réponse, pécuniaire, pour le rachat de captifs, fondée sur la portée pathétique du récit, qui fait volontiers du captif représenté un martyr. De manière générale, selon Anne Duprat, les récits de captivité peuvent être analysés selon les effets recherchés, qu’il s’agisse d’informer, de vérifier, de justifier, de déplorer, de célébrer ou encore de dénoncer. Bien sûr, de telles visées ne vont pas sans des débats autour de l’authenticité, construite ou réelle, des récits et témoignages de captivité. Le souci de vraisemblance est alors l’une des réponses à ces débats.

7De ce point de vue, Cervantès tient une place centrale dans l’étude, du fait de sa propre expérience de captivité et des nombreux textes de genres littéraires divers – nouvelles, romans, théâtre – dans lesquels il s’est illustré. L’étude d’un paradigme transgénérique, plutôt que la concentration sur certains genres littéraires est ainsi précieuse pour forger la cohérence du concept même de paradigme comme objet littéraire et comparatiste. Mais cette étude ne se cantonne pas à des textes littéraires canoniques. Les paratextes et protocoles de publication, lorsqu’ils existent, font partie intégrante de l’analyse, en ce qu’ils encadrent les récits insérés et en explicitent le sens visé. Anne Duprat s’intéresse en outre à des textes portugais rarement étudiés, comme la Mémorable Relation de la perte de la Conceição de João Mascarenhas, qu’elle situe au sein de son « corpus captivitatis » et distingue des récits de naufrage, véritable pan de la littérature nationale portugaise2.

8L’autrice veille toujours à situer les textes étudiés au sein de leur tradition littéraire nationale. Le quatrième chapitre, qui se distingue par l’attention qu’il porte à un corpus dramatique, s’appuie ainsi d’abord sur le genre espagnol des comedias de cautivos. Une pièce de Lope de Vega et quatre pièces de Cervantès retiennent l’attention de la chercheuse, qui souligne combien la reprise et les variations du motif de l’enlèvement témoignent d’un « triomphe de l’invention » – au niveau des personnages comme au niveau de l’auteur – qui prend le pas sur le destin et la fatalité. Les motifs de l’échange et de la cruauté des Turcs en mer sont également présents dans les « captivity plays » de Marlowe, Shakespeare, Daborne et Massinger, qu’analyse Anne Duprat et qui lui permettent de montrer ce que les représentations dramatiques doivent aux implications contemporaines, sur les plans identitaire, religieux et commercial des échanges armés en mer. Plutôt que le traitement épique et tragique de la captivité, ce sont ses potentialités héroïco-sentimentales qui sont exploitées sur la scène comique et tragi-comique française, en particulier chez Scudéry, Desmarets, Desfontaines, Mairet, Guérin de Bouscal, Scarron et Rotrou. Dans les pièces de ce dernier, la captivité permet d’éprouver la valeur des personnages, tout comme, chez Molière, l’invention par Scapin du rapt de Léandre démontre le pouvoir du récit alors classique de l’enlèvement par les Turcs.

9Chaque cas paradigmatique qu’étudie Anne Duprat se fait l’écho des évolutions des sociétés dans lesquelles il est produit. L’autrice met dès lors en exergue des reconfigurations qui sont contemporaines, quand bien même le sujet explicite des textes serait situé dans un temps ou un espace lointains.

Histoires de captifs et Histoire

10De l’Antiquité au xviie siècle, le récit de captivité se reconfigure simultanément aux évolutions juridiques, politiques et religieuses. C’est là une des démonstrations fondamentales de cet ouvrage. L’évolution du droit, due à l’émergence de pratiques et d’instances de régulation, est ainsi prise en compte, et donne lieu à la distinction entre corsaires et pirates, souvent confondus. Ces deux entités sont pourtant opposées du point de vue de leur inclusion dans le cadre légal des sociétés, ainsi qu’en ce qui concerne les représentations auxquelles elles donnent lieu. Histoire du captif témoigne d’un imaginaire qui parcourt la littérature européenne, avec, en son cœur, les routes de la Méditerranée et un passé qui resurgit sans cesse et est recomposé, entre fantasmes et crispations contemporaines.

11Anne Duprat intitule ainsi, avec une certaine provocation, l’une des sous-parties de sa conclusion : « L’“Histoire du captif’” un paradigme daté ». Il s’agit, bien sûr, non pas de souligner l’inactualité de ce paradigme, mais de montrer combien il correspond à un regard historiquement déterminé de l’Europe sur elle-même. En ce sens, il dit beaucoup sur l’évolution de la conscience européenne et son positionnement face aux figures d’étrangers, sujet qui n’est pas sans trouver des échos aujourd’hui. Anne Duprat souligne d’ailleurs les évolutions ultérieures du paradigme, en expliquant que, « jusqu’au xviiie siècle au moins », la littérature barbaresque, « ne fonctionne pas sur l’imaginaire de la conquête mais sur celui de la dépossession » (p. 419). C’est là la pierre d’achoppement des lectures postcoloniales qui reprennent la grille de lecture de la conquête. Il y a bel et bien « invention de l’Orient », mais pas prise de possession sur lui, contrairement à ce qui se passe dans la période suivante, à laquelle se sont consacrés, dans le sillage d’Edward Saïd, les travaux des études postcoloniales. Histoire du captif contribue donc à l’étude d’un proto-orientalisme qui ne saurait être saisi en rabattant les théories qui s’appliquent à d’autres espaces géographiques et d’autres périodes historiques.

Qui est le barbare ?

12L’historicisation permanente des cas étudiés permet de rendre saillantes des étapes importantes de l’évolution du rapport des Européens à une altérité, qu’incarne le plus souvent l’Empire ottoman. Anne Duprat s’attache à défaire l’image réductrice d’un Moyen Âge manichéen, en montrant combien, dans les récits de captivité, les personnages exemplaires peuvent aussi bien être maures que chrétiens. Les représentations du Trecento, et de Boccace, ne sont pas encore nourries par l’imaginaire de la frontière. Ce dernier se développe néanmoins, notamment à partir du concile de Trente, qui augmente la crispation des postures religieuses, que la frontière soit externe à la chrétienté et marque une opposition avec l’Islam, ou qu’elle lui soit interne et oppose catholicisme et Église réformée. Le tournant s’opère, selon Anne Duprat, au xvie siècle, marqué par « l’angoisse provoquée par le décentrement qui accompagne en Europe l’âge des conquêtes et la modification des savoirs » (p. 165). L’étude de nouvelles italiennes de Firenzuola, Guardati, Bandello et Giraldi lui permet de rendre compte précisément des reconfigurations de l’imaginaire de la frontière et du barbare dans un contexte où l’opposition entre Islam et Chrétienté se cristallise dans les représentations.

13Le terme même de « barbare », parfois réduit à la désignation de tous ceux qui ne parlent pas la langue, est en réalité plus complexe. L’autrice veille à contextualiser d’un point de vue historique et religieux les récits de captivité et les acteurs qui y sont impliqués. Il s’agit d’aller au-delà d’une lecture superficielle, anachronique et elle-même orientaliste, dans le sens où elle projetterait une manière de penser le monde et les oppositions sur le mode de la domination. Anne Duprat nous met ainsi en garde contre une lecture selon un modèle colonial, qui ne prendrait pas en compte les reconfigurations perpétuelles des rapports de force sur la période. La mise en réseau de séquences aux éléments thématiques et narratifs communs s’avère fructueuse à plusieurs échelles, et forme une porte d’entrée, aussi bien pour l’étude des formes de discours dans lesquelles s’intègrent ces séquences, que pour la compréhension de leurs reconfigurations historiques, et des évolutions des imaginaires des sociétés prises en compte. En dernier lieu, l’histoire du captif, comme paradigme, interroge les représentations des pouvoirs et effets de la fiction, dans les œuvres mêmes.

Le lecteur captif ou le sens du paradigme

14La métaphore de la fiction comme transport n’est pas nouvelle et connaît des résonances dans les recherches actuelles, comme l’a souligné Françoise Lavocat3. L’épisode de l’enlèvement et de la captivité peut lui aussi servir de matrice pour penser l’expérience de lecture fictionnelle, car il est une « parenthèse dans l’itinéraire d’une vie » (p. 23). Ainsi, parce qu’elles constituent une suspension du cours de l’existence, et transportent personnages et lecteurs d’un monde à l’autre, la captivité et sa lecture sous forme de récit pourraient, selon Anne Duprat, conduire à l’exemplarité en mettant en avant les capacités humaines d’adaptation et de réparation. C’est le fonctionnement même du monde qui se trouve représenté par l’intrigue. Le développement des récits de captivité, parce qu’il est concomitant à celui d’une nouvelle portée de la fiction, est ainsi significatif.

15En dernier, lieu, la conclusion de l’ouvrage d’Anne Duprat, et la richesse des sens du paradigme qu’elle étudie dans Histoire du captif invitent à prolonger la réflexion autour des théories de la fiction. Les usages anciens du récit éclairent des usages contemporains voire ultracontemporains. C’est le cas des analyses des mondes possibles et des mondes alternatifs, de plus en plus étudiés aujourd’hui4, et qui gagnent à être nourris d’études diachroniques. C’est ce que tend à montrer Anne Duprat lorsqu’elle détaille, dans différents passages de son essai, des analyses des mondes alternatifs que représentent les mondes dans lesquels sont emmenés les captifs. Le captif passe dans un autre monde, aux règles différentes du sien, mais qui en constitue un espace contigu. Le passage dans ce monde alternatif peut être considéré comme une épreuve qualifiante, voire comme un moment qui transforme l’itinéraire du personnage ou du lecteur, y compris après son retour. C’est l’articulation entre le réel, le possible et le fictionnel qui se trouve, dès lors, éclairée à nouveaux frais.