Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Octobre 2023 (volume 24, numéro 9)
titre article
Marie-Françoise Melmoux-Montaubin

Les Œuvres et les Hommes de Jules Barbey d’Aurevilly : l’unité d’une œuvre critique

Les Œuvres et les Hommes by Jules Barbey d'Aurevilly: The Unity of a Critical Work
Barbey d’Aurevilly, Œuvre critique, sous la direction de Pierre Glaudes et Catherine Mayaux, t. VIII, Recueils divers, Paris, Les Belles Lettres, 2022, 1640 p., EAN 9782251453200

Un ambitieux parcours éditorial 

1C’est le huitième volume d’une vaste entreprise éditoriale qui en comprendra neuf. Elle a été lancée en 2004 et devrait bientôt s’achever, « vingt ans après », après avoir réuni près d’une trentaine de chercheurs : il fallait ce délai pour rassembler l’œuvre critique de Jules Barbey d’Aurevilly, aussi vaste que complexe. Vaste, puisque plus de 10 000 pages ont été publiées à ce jour : « la racine d’un chêne n’est pas de taille à tenir dans un vieux pot à cornichons !... », comme l’écrivait Barbey (« M. Victor Hugo », Les Quarante Médaillons de l’Académie, p. 460-461) ; complexe, parce qu’elle comporte aussi bien des volumes composés par Barbey d’Aurevilly à partir de 1860, selon un plan mûri dès 1854, que des ensembles mis au point après sa mort par Louise Read, dont rien n’indique qu’il les aurait validés sous cette forme ; Pierre Glaudes et Catherine Mayaux ont choisi de leur adjoindre également les recueils du Théâtre contemporain que Barbey d’Aurevilly avait fait le choix de publier à part : ils constituent le volume VII de l’Œuvre critique publié en 2017. Pour la première fois, l’ensemble des écrits critiques de Barbey est ainsi offert au lecteur, dans une édition dont l’élégance l’aurait sans doute comblé.

2En 1855, Barbey écrivait à son ami Trebutien son désir de saisir « sous un titre quelconque, peut-être Le XIXe siècle, [s]es opinions sur toutes les choses de [son] temps, depuis la science et les idées générales jusqu’aux derniers détails de l’histoire » (Barbey d’Aurevilly, 1984, p. 197‑198). Un peu plus tard, il soulignait l’organisation générale qu’il envisageait pour cet ouvrage, en « trois parties. La première contiendra les Philosophes ou les penseurs, — la deuxième, les histoires ou les hommes du fait, — la troisième : les hommes de la forme, les poëtes, écrivains d’imagination, etc. » (Barbey d’Aurevilly, 1984, p. 219). L’ambition était grande, puisqu’à rebours des recueils composites publiés par nombre de ses contemporains, Barbey voulait produire « un livre qui a son architecture et non pas des feuilletons enfilés comme des perles », un livre « un, cohérent […] », comme il le soulignait encore dans une lettre de 1865 (Barbey d’Aurevilly, 1986, p. 279). Ce plan ne fut respecté, en réalité, que pour les premiers volumes et fut abandonné à la mort de l’auteur : en cette fin de parcours éditorial, ce sont des recueils étrangers à cette composition qui sont ainsi réunis.

Propos mêlés et unité doctrinale

3Le volume VIII de cette édition, sous le titre de Recueils divers, assemble donc des documents hétéroclites, Du dandysme et de Georges Brummell, Les Prophètes du passé, Victor Hugo, Les Quarante Médaillons de l’Académie, Goethe et Diderot, Les Ridicules du temps, Les Vieilles Actrices. Le Musée des Antiques, Polémiques d’hier et Dernières Polémiques. Les dates de publication s’étalent de 1845 (première publication de Du Dandysme) à 1922 (Victor Hugo, composé d’articles écrits entre 1856 et 1881, pour certains déjà publiés par Barbey dans d’autres volumes). Des textes qu’on peut juger fondateurs (Du Dandysme et de George Brummell ou Les Prophètes du passé, le premier définissant une esthétique, le second expliquant une politique, les deux déterminant un système de vie) y côtoient des polémiques plus légères ou anecdotiques (ainsi des textes qui s’en prennent aux Vieilles actrices aujourd’hui bien oubliées pour la plupart ou de certains « ridicules du temps ») et des textes satiriques essentiellement fondés sur quelques saillies et bons mots (Les Quarante Médaillons). Certains des recueils sont fermement ordonnés autour d’une même idée, liés par la chronologie et/ou le support de publication ; d’autres sont essentiellement composites, comme les Dernières Polémiques, qui n’obéissent sans doute pas à un autre principe de composition qu’à la nécessité de rassembler les textes qui ne l’avaient pas encore été. Politique, religion, histoire, questions de société, littérature, esthétique : autant de questions que Barbey aborde dans les différents textes de ce volume VIII, tantôt de manière sérieuse, tantôt sous le signe de la satire et de l’exhibition polémiques, dont rien n’indique d’ailleurs qu’elles ne sont pas également sérieuses. Dans ce volume, le « boulet de métaphysique » (Barbey d’Aurevilly, 1986, p. 279) que représente selon les propres termes de Barbey Les Prophètes du passé voisine avec les éreintements des Vieilles Actrices et du Musée des Antiques, d’abord publiés anonymement.

4On aurait tort d’imaginer que cet assemblable insolite rend le volume moins intéressant. Tout au contraire peut-être, il présente le mérite d’offrir une large vue sur l’écriture critique de Barbey saisie en diachronie, des textes les plus anciens jusqu’aux derniers textes. Il en manifeste par ailleurs les lignes de force, cette unité et cette cohérence qu’il revendiquait pour son œuvre critique : la part du politique s’impose ainsi, page après page, rappelant la vocation première d’un homme avide d’action, résigné, faute de mieux, à la littérature. Du Dandysme et de George Brummell aux Dernières Polémiques, la lecture du volume dessine moins une figure austère du parti de l’ordre — il affirmait fièrement à son ami Trebutien en mars 1848 : « […] je serai plus du côté de l’ordre dont nous n’aurons jamais assez que du côté de la liberté dont nous commençons à avoir trop » (Barbey d’Aurevilly, 1982, p. 116) — que celle d’un ardent défenseur des « thèses perdues », comme l’écrivait Tarbé, un mélancolique qui, comme le suggère Marie-Catherine Huet-Brichard, « voit son monde s’écrouler » et « continue, envers et contre tout, de lutter, pour survivre et pour masquer, derrière le mordant du sarcasme et de l’ironie, combien l’Histoire présente le crucifie » (p. 1351). Si c’est la vérité profonde des Dernières Polémiques, n’est-ce pas déjà celle de Du Dandysme et de George Brummell, attaché à écrire une aristocratie qui s’efface ? Ainsi, malgré sa diversité et son hétérogénéité apparentes, ou grâce à elles peut-être, ce volume offre une entrée pertinente et complète dans la critique et donc dans la pensée aurevilliennes.

Synthèse et perspectives critiques

5C’est d’autant plus vrai que, comme c’est le cas dans l’ensemble des volumes publiés à ce jour, chaque texte bénéficie d’une excellente présentation : introduction, histoire de la publication, riches annotations, exposé des variantes, le volume étant par ailleurs doté d’un index des noms de personnes et de personnages et d’un index des œuvres qui permettent d’y naviguer aisément malgré son épaisseur. Le plaisir de la lecture du texte aurevillien, souvent savoureux, toujours intéressant, est renforcé par celui de la lecture des introductions, qui toutes émanent de spécialistes de grand talent : Mathilde Bertrand, Laurence Claude-Phalippou, Alice De Georges, Pierre Glaudes, Marie-Catherine Huet-Brichard, France Marchal-Ninosque, Catherine Mayaux (cités dans l’ordre alphabétique). Ils lisent les recueils rassemblés dans le volume à la fois de très près, dans leur détail le plus précis, et avec le surplomb que leur confère leur culture, en les intégrant dans un contexte historique, idéologique et littéraire. Leurs introductions guident le lecteur dans une découverte ou redécouverte du texte pour lequel elles proposent systématiquement une contextualisation précise et un éclairage critique. Tout juste peut-on regretter à cet égard l’extrême brièveté de la présentation de Goethe et Diderot, d’autant plus regrettable que l’éditrice rappelle que Barbey considérait ce texte comme « l’un des volumes les plus importants de sa critique » (p. 535). Les autres introductions tiennent en revanche leurs promesses et se recommandent par leur richesse, leur érudition, leur précision ; elles s’appuient sur l’apport des recherches aurevilliennes les plus récentes pour proposer des synthèses critiques, notamment pour les livres les mieux connus, et tracer des pistes nouvelles aussi bien pour ceux-là que pour ceux d’entre eux qui connaissent dans ce volume leur première édition critique scientifique, Les Ridicules du temps, Les Vieilles actrices, Polémiques d’hier et Dernières Polémiques. Cette édition, qui rend accessibles des textes, pour certains peu connus, et les accompagne de commentaires solides, fait incontestablement date.