Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Juillet-août 2023 (volume 24, numéro 7)
titre article
Christophe Cosker

Pour une écologie littéraire

For a literary ecology
Yves Clavaron, Éc(h)ographies d’une terre déréglée, Paris, Éditions Kimé, coll. « Détours littéraires », 2023, 258 p., EAN 9782380721089.

« Je pourrais dire que je vais essayer de découvrir quelque chose sur l’écologie de la littérature, ou essayer de développer une poétique écologique en appliquant des concepts écologiques à la lecture, à l’enseignement et à l’écriture dans le domaine de la littérature. »1
William Rueckert

1Yves Clavaron est professeur des universités, comparatiste et spécialiste des études postcoloniales. Il propose ici un « petit traité d’écocritique » qui prolonge et renouvelle son analyse du discours littéraire postcolonial :

Les études postcoloniales ont montré le lien de la wilderness et sa représentation d’une nature préservée et sacralisée avec un imaginaire impérial qui efface littéralement les populations autochtones et crée le mythe des terres vides et disponibles pour le colonisateur tandis que la réduction au silence du subalterne rejoint le tableau de la nature muette. (p. 8)

2En d’autres termes, on peut penser un rapport d’homologie entre les études postcoloniales et l’écocritique, les points de convergence existant tout autant que ceux de friction. En ce qui concerne les premiers, les deux méthodes sont modernes et proposent une rupture épistémologique. Elles sont toutes deux liées à l’univers anglo-saxon dont elles proviennent, ce qui explique des réticences à leur réception en France. Dans Éc(h)ographies d’une terre déréglée, le but de l’auteur est de penser le rapport entre littérature et écologie, en mettant l’accent sur la « contribution spécifiquement littéraire à la pensée environnementale contemporaine » (p. 7). Indépendamment de son intérêt scientifique, l’objet de recherche interroge également le pouvoir d’agir de la littérature dans le contexte d’une situation d’urgence et de péril pour la terre, la biosphère étant menacée. En effet, la matière de l’ouvrage se comprend tantôt comme un champ de connaissance et tantôt comme un terrain d’engagement. L’ouvrage se compose de six chapitres et l’auteur y met en œuvre une écriture scientifique rigoureuse qui, discutant des théories et des livres, garde une juste mesure. Ce compte rendu se présente comme un kaléidoscope dont le but est éclairer trois facettes de l’essai. La première consiste à déployer les sens des mots du titre pour évaluer les enjeux du traité. La deuxième présente les deux écoles concurrentes d’écologie littéraire ainsi que le lien de la première la wilderness. La dernière partie met en lumière les nouvelles formes littéraires qui émergent au service de l’environnement, à moins qu’il ne s’agisse d’une nouvelle manière environnementale de produire et recevoir la littérature.

Déployer les mots du titre pour mesurer les enjeux du traité

L’éc(h)ographie comme rhème

3Le titre du nouvel essai d’Y. Clavaron, Éc(h)ographies d’une terre déréglée, combine un concept d’ordre rhématique et un autre d’ordre thématique, c’est-à-dire un fond et une forme. Le concept rhématique, qui est aussi méthodologique, est celui d’éc(h)ographie :

Nous emprunterons à Nathalie Prince et Sébastien Thiltges le terme d’« écho-graphies » qu’ils utilisent pour traduire la diversité et l’hybridité des médias où se déploient les écofictions pour la jeunesse (livres, jeux vidéos, séries, films). Dans un sens élargi au paronyme « échographie » et à la littérature en général, il s’agira d’observer comment la planète est « éc(h)ographiée » par la littérature à travers divers procédés d’écriture et de réécriture afin de représenter le dérèglement du monde dans sa composante environnementale. (p. 10-11)

4Le contexte d’apparition de ce terme est celui des productions destinées à la jeunesse, qu’elles soient verbales, iconiques ou les deux à la fois. Par conséquent, l’auteur commence par réorienter le concept vers la littérature générale et le complexifie en rajoutant, de façon optionnelle, un « h » que l’on peut effacer ou non. Ainsi l’écographie est-elle à la fois une façon écologique d’écrire la nature et l’échographie une manière d’analyser l’intertextualité, l’intermédialité et les différentes formes de dialogues entre les fictions environnementales.

Le thème de la terre déréglée

5Comme le titre l’indique, l’éc(h)ographie concerne le monde en ce qu’il est déréglé, c’est-à-dire le monde contemporain tel qu’il est souvent médiatisé d’une façon plus ou moins catastrophiste. En laissant de côté le mundus inversus et en se gardant de verser dans l’horizon apocalyptique, l’auteur préfère recourir au concept de dérèglement, qui permet une analyse rationnelle de ce qui est sorti de ses gonds :

Une perspective mondiale où la planète en danger paraît souffrir de bien des dérèglements. Le terme de « dérèglement » inclut un sens matériel et un sens moral pour désigner ce qui s’écarte des normes en vigueur. Il s’applique à un monde détraqué, hors de ses gonds, « out of joint » comme dans l’univers shakespearien de Hamlet. Amin Maalouf constate une série de dérèglement dans un monde qui a perdu toute boussole au début du vingt-et-unième siècle : intellectuel avec un tragique glissement de l’idéologie vers l’identitaire, économique et financier mais aussi climatique, en raison de l’épuisement des civilisations. (p. 9)

6Indépendamment du degré de réalité de dérèglement du monde contemporain, le topos se trouve déjà chez Shakespeare. Il s’agit du thème du monde déboussolé. Mais il convient de se demander si cette désorientation en dit davantage sur le monde ou sur celui qui le perçoit et n’approuve pas la façon dont il va à vau-l’eau. Un tel soupçon est d’autant plus facile à avoir que le monde déréglé apparaît comme un argument puissant pour appeler au changement, qu’il soit écologique ou moral.

Origine du terme écocritique

7Pour bien comprendre ce dont il est ici question, un dernier jalon peut être posé, celui de l’origine du mot écocritique :

Le terme « écocritique » est employé pour la première fois aux États-Unis, en 1978, dans l’article fondateur de William Rueckert qui est reproduit dans l’anthologie de Harold Fromm et Cheryll Glofelty (1996). Il faudra attendre le congrès de la Western Literature Association (WLA) en 1989 pour retrouver le concept d’« écocritique », qui remplace l’expression utilisée jusque-là, « the study of the nature writing ». En 1994, le WLA met au programme une séance afin de préciser les contours de cette nouvelle approche : « Defining Ecocritical Theory and Practice ». (p. 15)

8Le concept d’écocritique succède à celui de l’écriture de la nature ou nature writing. Contrairement aux apparences, chacune des deux expressions est liée à une vision du monde qui peut être qualifiée d’idéologique. En effet, l’innocente écriture de la nature, liée au romantisme, a parfois été complice d’une certaine utilisation de la wilderness sur laquelle nous allons revenir. Le terme écocritique coïncide, quant à lui, avec le tournant environnemental, environmental turn, qui indique une prise de conscience écologique du monde. Le terme est forgé par William Rueckert, dont le programme de recherche est suggéré dans l’épigraphe de ce compte rendu. Ce programme est ensuite relayé par la Western Literature Association (WLA) sous le titre : « Defining Ecocritical Theory and Practice ».

Les deux écoles d’écologie littéraire : écocritique américaine versus écopoétique française

L’Écocritique américaine

9Comme en analyse du discours, on peut distinguer deux écoles, l’une anglo-saxonne et l’autre française. Intéressons-nous à celle qui vient, chronologiquement, en premier :

La première vague de l’écocritique, apparue dans les années 1990, avait pour ambition de réorienter la critique littéraire sur la « nature », entendue à l’époque comme l’ensemble du monde non-humain. La critique se limite alors à la poésie romantique de la nature avec des écrivains comme William Wordsworth, John Keats ou Percy B. Shelley et au nature writing états-unien, avec les œuvres d’Henry David Thoreau, d’Aldo Leopold ou de John Muir. (p. 19)

10Y. Clavaron indique la naissance de l’écocritique dans les années quatre-vingt-dix, c’est-à-dire à la toute fin du xxe siècle. Il la définit en reprenant l’image de trois vagues successives dont la première seule nous intéressera ici en raison de son statut d’origine. L’écocritique se comprend alors comme une critique littéraire du thème de la nature, notamment dans la poésie romantique. Mais l’on devine un certain nombre des problèmes qui vont surgir quant à la définition même de la nature. Appréhendée ici comme l’ensemble de ce qui n’est pas humain, elle pose alors la question de la place de l’homme dans son sein, en dehors ou en surplomb.

Le mythe de la wilderness

11Avant l’écocritique était le nature writing lié, aux États-Unis, au mythe de la wilderness, un concept complexe à aborder et dont Y. Clavaron se livre à une généalogie précise. Le comparatiste commence par se poser la question de la traduction. La substitution d’un « état sauvage » relativement flou ne satisfait pas plus que « nature sauvage » au terme originel de wilderness. L’auteur mentionne aussi le recours au vocable médiéval « sauvageté ». Il se mue alors en historien des idées parce qu’à défaut de pouvoir remplacer un mot par un autre, on peut aider à en comprendre les nuances en indiquant le contexte dans lequel il advient. La difficulté vient aussi de l’ancienneté du mot, sans compter la variété de ses applications :

Le terme est né au xiiie siècle dans la langue anglaise, avec le sens d’un espace non cultivé et non habité selon l’Oxford English Dictionary. En vieil anglais, wildeor désigne l’animal sauvage et wildeorness, le lieu où se trouvent les animaux sauvages, les terres ancestrales. Jusqu’à la fin du xviiie siècle, le terme de « wilderness » était le plus souvent utilisé dans la langue anglaise pour faire référence à des paysages effrayants. À cette époque, la wilderness était un lieu désert, indompté, désolé ou aride, en bref une terre sauvage et inexploitée. Les connotations du terme étaient négatives et, la plupart du temps, étaient associées à un sentiment de confusion (bewilderment) ou d’effroi. Deux termes en anglais sont très proches, mais ont un sens différent : wildness et wilderness. Le dictionnaire Robert & Collins traduit le premier terme par « aspect sauvage », « sauvagerie », « désordre » et renvoie à ce qui n’est pas contrôlable par l’homme. Le même dictionnaire traduit wilderness par « étendue déserte », « région reculée ou sauvage », « désert », une caractéristique qui est inhérente au lieu dans sa dimension sauvage, libre et spontanée. Lieu en marge de la civilisation et hostile à la présence humaine, la wilderness désigne un lieu de relégation, l’équivalent du désert biblique dans lequel les prophètes sont soumis au dénuement et à la menace du monde sauvage. La wilderness était associée à la manifestation biblique du mal, le contraire de l’Eden. (p. 49)

12Le terme s’applique d’abord à l’animal, puis au paysage et enfin à l’homme. Il fonctionne comme un envers de la culture et de la civilisation avant d’en devenir une nouvelle forme, ce que montre également l’emploi du terme en contexte religieux. Y. Clavaron démontre enfin comment le concept contribue à la conquête de l’Ouest des États-Unis, aux dépens des Indiens.-

L’Écopoétique française

13L’école française commence par se distinguer en choisissant un autre vocable. Écopoétique remplace écocritique. Yves Clavaron fait de Pierre Schoentjes l’un des principaux représentants de cette tendance :

L’écopoétique interroge à la fois le travail de l’écrivain, la fabrique littéraire, et son rôle de lecteur. L’écopoétique est attentive à la forme, au style d’écriture et au genre d’un texte. Pour Schoentjes, l’écocritique est trop ancrée dans le monde de pensée états-unien et dans le territoire des grands espaces (relation à la wilderness), dispositif qui ne correspond pas à un paysage européen. Selon lui, le rôle de l’écopoétique est d’orienter les études littéraires vers une position englobant communauté et environnement et de les éloigner de leur approche individualiste. (p. 31)

14On peut d’abord rappeler que le terme grec à la base des deux mots n’est pas la nature, physis, mais l’oikos, c’est-à-dire la maison, ou ce qui est habitable et que l’on retrouve dans un mot en apparence non apparenté comme économie. L’écopoétique diffère de l’écocritique à la fois dans la forme et dans le fond. En ce qui concerne le fond, elle n’embrasse pas le même objet, les grands espaces américains étant sans commune mesure avec le paysage européen. En outre, l’écopoétique se présente peut-être moins comme une rupture méthodologique que comme l’application des méthodes littéraires à une vision nouvelle de la nature qui exige une relecture des textes.

Les nouvelles formes littéraire de l’écocritique

Fictions climatiques

15Y. Clavaron contribue ici à l’émergence d’un nouveau corpus littéraire ou plutôt à un élargissement du canon et à une nouvelle manière de l’aborder. En effet, la climate fiction, fiction climatique abrégée en cli-fi sur le modèle de la science-fiction en sci-fi, se présente moins comme une forme nouvelle que comme l’articulation d’un discours scientifique à un discours littéraire en fonction d’une certaine réception. En d’autres termes, la fiction climatique est dans l’œil du lecteur. Pour faire un parallèle avec les études postcoloniales, on pourrait peut-être classer les lecteurs de cette littérature écologique en fonction de leur degré d’intérêt et de préoccupation pour l’environnement. Dans Mythologies postcoloniales. Pour une décolonisation du quotidien (2018), Étienne Achille et Lydie Moudileno les classe en ignorants, indifférents et (hyper)conscients2. C’est cette dernière catégorie de lecteurs qui est ici étudiée car c’est elle qui fait surgir cette nouvelle littérature ou cette nouvelle manière d’envisager la littérature en exigeant d’elle de se faire action. En effet, la fiction climatique

vise à imaginer le monde post changement climatique, un univers dans lequel la crise climatique et écologique a atteint un stade ultime et où la survie de l’humain sur la planète est en cause voire déjà un fait révolu. La fiction climatique prend en charge un savoir scientifique, venu des disciplines qui débattent de la crise climatique, telles la climatologie, la biologie, l’écologie, les sciences de l’environnement ou encore l’histoire des sciences et techniques. (p. 13)

16Dans l’essai d’Y. Clavaron, cette « forme » apparaît comme une catégorie qui subsume le thriller écologique ou encore la pétrofiction à l’instar de Du pétrole et des outardes (2011) d’Ahmed Tazi. Dans cette dernière, le pétrole, comme le plastique dans d’autres textes, fait l’objet de réflexion sur sa capacité de transformation et de destruction du monde.

Le roman de détritus

17Nous terminerons avec la forme du roman de détritus :

Temps de chien ressortit à un nouveau type d’écriture urbaine que Nganang nomme « roman de détritus », un roman de bidonville (ou du township) dans lequel le paysage fait appel à tous les sens, selon le principe de synesthésies associant le visuel, l’auditif et l’olfactif. (p. 206)

18Ainsi le roman de détritus se comprend-il comme une nouvelle forme du roman de la ville. Dans un livre qui fourmille de néologismes et de concepts neufs, nous indiquons que le roman de détritus aurait peut-être aussi pu puiser son nom dans le mot médiéval ord, qui désigne ce qui est sale et est à l’origine du mot ordure. Y. Clavaron donne à la fois une définition et un exemple de roman de détritus :

Pendant sa période d’errance, le chien Mboudjak fréquente les décharges et aime à se vautrer dans l’immondice pour se libérer de toutes les contraintes engendrées par la domestication. Tout en devenant signe du désordre du monde et d’un renversement carnavalesque des valeurs, la décharge proliférante de Madagascar peut également s’interpréter comme l’indice d’un développement inadaptée et d’un impérialisme occidental qui ne lâche pas prise. Tout se passe comme si la décharge, la poubelle finissait par constituer une niche écologique pour le chien dans l’espace urbain. (p. 206)

19Nombre des enjeux de l’essai sont présents dans ce texte. On y trouve un protagoniste animal qui subvertit la narration anthropocentrique et remet en question la domestication. On y retrouve le thème du déchet qui donne à voir l’état du monde. Mais émerge aussi et surtout une réflexion inattendue sur la ville — ou plutôt le bidonville — et son rapport à la poubelle, car le lieu d’immondice devient, pour le chien, lieu de délice.

***

20En conclusion, après avoir déployé les enjeux du titre qui cadre le texte, nous avons essayé d’être sensible à la richesse à la fois conceptuelle et textuelle d’un ouvrage érudit dans lequel Yves Clavaron met notamment en regard l’écocritique anglo-saxonne et l’écopoétique européenne avant d’analyser des fictions climatiques et des romans de détritus, ou peut-être davantage la façon dont l’écriture du climat et celle du déchet se transforment dans les fictions littéraires au fil du temps. Une écologie littéraire est donc possible qui se présente à la fois comme une lecture des textes nouveaux contenant ces enjeux contemporains, mais aussi comme une relecture des textes plus anciens afin de manifester un changement des mentalités dans le rapport au monde et l’animal. Enfin la lecture de l’essai d’Yves Clavaron est stimulante, nonobstant la palette des états d’âme négatifs liés au dérèglement de la terre. Mais l’échographie n’annonce-t-elle pas souvent une naissance ?

Ce sentiment est source d’une « écoanxiété », une angoisse liée à la dégradation de l’environnement. L’écoanxiété est constituée de troubles anxieux associés à la crise climatique qui forment une large palette d’émotions, inédites pour certaines, que le philosophe australien Glenn Albrecht classe comme « psychoterratiques ». Parmi ces états négatifs, il cite l’écophobie, la solastalgie, un état de détresse profonde causé par la douleur de perdre son habitat ou encore l’écoparalysie, liée à un sentiment d’impuissance à empêcher un changement environnemental cataclysmique. (p. 59)

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