Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Novembre 2018 (volume 19, numéro 10)
titre article
Arnaud Verret

Les multiples paraphes de l’être multiface : quand le monstre signe sa présence dans les arts & les sciences

Jean-François Chassay, Hélène Machinal et Myriam Marrache-Gouraud, Signatures du monstre, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2017, 338 p., EAN 9782753556690.

1Le présent recueil1 correspond aux actes d’un colloque qui se tint les 12 et 13 novembre 2015 à Brest. Celui‑ci entendait interroger les différentes pensées du monstre du point de vue des lettres, des arts comme des sciences en axant sa réflexion sous l’angle de la sémiotique pour ne pas faire doublon avec d’autres études. Quels critères, quels signes permettent de reconnaître un monstre comme tel ? Là est la problématique générale de l’ouvrage qui fait la part belle aux représentations anciennes du monstre comme aux plus contemporaines dans l’idée de discerner des schémas, des signatures atemporelles et communes ou au contraire des surprises, des hapax selon les époques. Le monstre, en effet, n’a cessé de fasciner, d’effrayer ou d’amuser depuis l’aube de l’humanité et il a toujours été un sujet de préoccupation pour toutes les disciplines et tous les genres artistiques. À ce titre, l’ouvrage interroge notamment les rapports entre science et art : comment la première nourrit‑elle le second de ses découvertes sur le monstre ? À l’inverse comment l’art réinvestit‑il la science, parfois la précède dans son imaginaire et souvent l’expérimente pour s’en faire la vitrine ? S’il reste un travail à dominante littéraire et artistique, le livre Signatures du monstre se veut le fruit d’un échange interdisciplinaire. Les quatre parties qui le constituent en sont équilibrées, comportant chacune quatre communications dont le regroupement présente une réelle cohérence qui permet en même temps de faire avancer la réflexion et d’assimiler les idées exposées.

Mille monstres, mille signes

2L’ouvrage commence par une introduction détaillée équivalant à une histoire générale des représentations du monstre2 dans laquelle les auteurs reviennent sur les déplacements sémiotiques de l’Antiquité à nos jours (p. 7‑19). Ils tentent, en bon souci de méthode, d’en donner une définition a minima tant il est vrai que « pour effrayant que soit un monstre, la tâche de le décrire est toujours un peu plus effrayante que lui3 ». Certaines pistes sont avancées : le monstre existe toujours à travers le regard de l’autre ; il pose la question du rapport à la norme ; il peut être à la fois prodige, créature étrange, hideuse, avertissement des dieux. À cela les pages suivantes rappelleront d’autres critères, voyant par exemple dans l’excès, la privation, le déplacement des signes physiques fréquents du monstre tandis que sera rappelée la distinction établie par Canguilhem entre monstruosité et monstrueux, faisant de la première un concept biologique dénué de toute dimension morale4.L’introduction rappelle également que l’histoire des représentations du monstre est celle d’une rationalisation progressive — biologique, puis médicale — où l’on passe de plus en plus du monstre né au monstre créé, en même temps qu’elle est celle d’une persistance des approches fantastiques et fantasmées d’êtres atemporels que l’on prend soin d’exhumer du passé pour les adapter à notre monde actuel.

3La première partie, intitulée « Monstres : de la fable au spectacle » (p. 21‑96), revêt une dimension historique évidente. L’article liminaire de Jean Céard — l’un des grands spécialistes du sujet — pose, sous le titre « Diversité humaine ou signes de monstruosité ? Les races d’hommes monstrueux » (p. 23‑36), la question qui taraude depuis longtemps les penseurs occidentaux : de qui le monstre porte‑t‑il la signature ? Si c’est de la nature, il est le signe d’une infinie variété de la vie ; sinon de Dieu, il n’est plus un raté ni un jeu mais une nécessité, qu’il soit châtiment ou non. Dans tous les cas, il justifie l’émerveillement dont la communication de Myriam Marrache‑Gouraud, « Monstres humains de collection, curieuses merveilles du xvie siècle » (p. 37‑55), offre un bon exemple en prenant celui de la famille Gonzales et son hypertrichose célèbre, que les princes s’arrachèrent pour en avoir la peinture dans leur cabinet de curiosité. C’est bien le regard que l’on pose sur lui qui semble avant tout faire le monstre. Car ce dernier va souvent de pair avec une mise en scène de sa monstruosité comme le prouvent, en d’autres temps, les zoos humains et phénomènes de foire. Ainsi Fanny Robles rappelle‑t‑elle le cas de la Vénus hottentote et des guerriers zoulous exhibés sur le Vieux Continent dans « Mythologies du métonyme ethnographique : vers une sémiotique du “ sauvage ” monstrueux sur les planches londoniennes » (p. 55‑77) où l’une est présentée comme un monstre physique dont s’emparent les scientifiques du début du xixe siècle tandis que les autres sont tenus pour des monstres moraux parce qu’ils sont des guerriers redoutables à qui l’on ne dénie néanmoins pas une certaine beauté. Une continuité s’opère à travers siècles, visant à faire du monstre un spectacle, et c’est de cette manière que Guillaume Baychelier, dans « Méduse à l’épreuve des affects : iconologie interartiale des figures monstrueuses radicales » (p. 79‑96), peut faire un parallèle entre la représentation de Méduse par Rubens à la Renaissance et les jeux vidéo contemporains qui favorisent des affects d’attraction et de répulsion en même temps qu’ils poussent à l’affrontement. Toujours « l’effet est cultivé autant que la cause » (p. 16) : on explique autant qu’on cherche à se faire peur ici comme ailleurs, hier comme aujourd’hui.

4Forte de cette dimension ethnographique, la seconde partie de l’ouvrage, « Imaginaire scientifique du monstre : des monstres prometteurs à l’impensé du monstre » (p. 97‑156), aborde la dimension scientifique des représentations de la monstruosité pour dire surtout ce que celle‑ci permet de voir : elle n’est plus vedette de foire, mais prisme à travers lequel on assiste au spectacle grotesque du monde. La dynamique de son étude reste chronologique et permet d’appréhender les cheminements de pensée du xixe au xxie siècle. Le monstre favorise l’invention de mondes nouveaux, utopiques ou cauchemardesques. À ce titre, les deux premiers articles forment un diptyque. En effet, dans « Les Morticoles de Léon Daudet ou les monstres en otage » (p. 99‑111), Jean‑François Chassay étudie un roman de 1894 comparable à L’Île du docteur Moreau (1896) parce que, séparant pour de bon le physique du moral, le monstre est moins le patient d’une médecine balbutiante et bouchère que celui qui la pratique. À l’inverse, dans « Les monstres prometteurs : Twilight World de Poul Anderson » (p. 113‑128), Elaine Després étudie la figure du monstre prometteur, positif selon la théorie du généticien Richard Goldschmidt. Deux articles complètent cette perspective : « “All I know is that I’m alive. Well, I’m not dead aniway” : le monstre impensable dans American desert de Percival Everett » (p. 129‑141) et « Entre pharmakos et pharmakon : le monstre et le retour du réel dans Invisible Monsters Remix de Chuck Palahniuk » (p. 143‑156) où Silvie Bauer et Isabelle Boof‑Vermesse ont une réflexion intéressante en ce que l’une parle d’un homme décapité, recousu à la hâte, mi‑vivant mi‑mort, rendu d’autant plus capable de porter un regard acerbe sur le monde qu’il a voulu quitter et l’autre d’un roman où un mannequin, symbole d’une société de l’image, est mutilée pour échapper précisément au regard et devenir invisible, aboutissant ainsi à l’inverse du monstre classique. Les deux permettent la satire : ils montrent davantage qu’ils ne sont montrés du doigt. Ils répondent à la question : qu’apprend le monstre sur nous qui le regardons ?

5La troisième partie s’intitule « Arts et démultiplication du monstre » (p. 157‑234). Elle entend diversifier l’étude en variant les supports les plus inattendus : série télévisée, internet, bande dessinée. Dans « Du monstre considéré comme une œuvre d’art : continuité et renouveau de la figuration du monstre dans The Fall et Hannibal » (p. 159‑179), Hélène Machinal compare les récits fantastiques de la fin du xixe siècle et les séries, nouvelle forme de feuilleton populaire, en revenant sur la figure des monstres séducteurs. Dans la lignée de la thématique de l’invisible précédemment évoquée, les signes traditionnels de reconnaissance du monstrueux disparaissent : le monstre, plus ambigu que jamais, se cache sous les allures d’un homme banal ; il peut même devenir attachant, voire plaisant et continuer de renouveler ainsi l’esthétique du monstrueux5 tandis qu’un profiler ou un psychiatre tente d’aider le détective — et le spectateur — à entrer dans les méandres de son esprit. L’article de Mélanie Joseph‑Vilain « Broken Monsters (2014) : quand le monstre fait signe » (p. 181‑196) ne dit pas autre chose et montre que l’action monstrueuse d’un tueur en série, médiatisée par un vidéaste fasciné, suivie par un lecteur devenu voyeur, peut se dédoubler de façon presque infinie. Ainsi la figure du monstre, moral ou physique, se multiplie, se fragmente, se diffuse, contamine tout jusqu’à faire du roman un roman‑monstre. Le médium importe pour dire le monstrueux : ici la vidéo, là la bande dessinée qui donne un second souffle aux créatures de Lovecraft dans « Neonomicon (2010) de Jacen Burrows et Alan Moore, ou l’adaptation du monstrueux selon Howard Philips Lovecraft » (p. 197‑212) de Christophe Gelly. De même, dans un article passionnant, « Soi‑même comme un monstre : un imaginaire numérique » (p. 213‑233), Bertrand Gervais et Gabriel Tremblay‑Gaudette analysent les monstres générés par internet, à l’instar de Slender Man né sur un forum et relayé d’internaute en internaute comme une rumeur sur la toile qui se crée sa propre mythologie évanescente.

6La quatrième et dernière partie enfin, « Images construites du monstre » (p. 235‑301), trouve sa cohérence en s’intéressant davantage à la vidéo et au cinéma. Dans « Pour un apprentissage laïque du monstre (de Lucas de Leyde à ORLAN) » (p. 237‑253), Gaïd Girard cite notamment le cas de l’artiste contemporaine qui fait des vidéos de ses opérations de chirurgie esthétique un témoignage de la fabrique du monstre. Dans « De Freaks à Decasia, de l’image du monstre à l’image monstrueuse » (p. 255‑268), Lison Jousten rappelle que la monstruosité est avant tout une histoire de formes au cinéma — formes des corps filmés, formes des supports filmiques — et propose une mise en comparaison de deux œuvres cinématographiques atypiques, expérimentales que sont Freaks et Decasia où la monstruosité dans l’image alterne avec celle de l’image. Comme on parlait de roman‑monstre quand le monstre envahit le support qui le dévoile, on pourra ici parler d’image‑monstre. Dans « De L’Emprise à Outer Space : le devenir‑monstre du film » (p. 269‑284), Francisco Ferreira ne dit pas autre chose : le monstre étant toujours invisible dans ces deux longs-métrages — thématique décidément récurrente dans le recueil —, il permet de comprendre que la monstruosité passe par un travail de l’image, de la pellicule, des affects des personnages. Dans « Lignes de faille dans Under the Skin (Jonathan Glazer, 2013) : une esthétique du “monstrueux” » (p. 285‑301), David Roche revient, pour finir, sur un film où le monstrueux est à la fois figure et forme en ce que la monstruosité des personnages le dispute à l’horreur véhiculée par les techniques de tournage.

Le monstre insaisissable

7L’ouvrage permet ainsi de conclure sur la diversité du monstrueux et de l’histoire de son approche (p. 303‑306). Le monstre apparaît au cours des siècles de moins en moins comme le signe d’une prouesse de la nature mais comme le produit d’une culture, de moins en moins comme une figure d’altérité mais comme un double révélateur de nous‑mêmes, de moins en moins comme un objet de haine mais de compassion ou de fascination, de moins en moins comme un objet tout court mais comme un sujet à part entière. Son existence envahit tous les domaines. Mieux, le monstre appelle le monstre et son apparition semble pouvoir multiplier ses propres travers de façon illimitée. Il est par ailleurs un renouvellement incessant selon les époques, les cultures, les artistes — ce que l’introduction soulignait déjà comme un postulat de départ — et il trouve des signatures originales pour échapper à la nécessaire redite qui le constitue. Ainsi peut‑il s’interpréter comme une tension perpétuelle entre des formes déjà connues qu’on réassemble, réutilise, combine à l’infini en une sorte de jeu d’enfant et d’autres nouvelles qu’on essaie sans cesse d’inventer avec plus ou moins d’originalité. Le monstre a mille visages, mille paraphes. L’ouvrage permet, s’il en était encore besoin, de le confirmer.

8La qualité de ce dernier tient surtout à la variété de ses articles. Comme le monstre est divers, le livre prend soin de diversifier à son tour les supports étudiés, de remonter le temps mais aussi d’actualiser ses illustrations du monstrueux, d’alterner entre des lectures simples, concrètes, voire populaires — que l’on pense aux articles sur les séries télévisées — et d’autres plus ardues et réservées à des initiés, de toujours suivre un lien thématique cohérent ainsi que le montre entre autres la troisième partie qui met en lumière l’une des figures modernes du monstre, le tueur en série. Toujours, l’ouvrage offre des articles pertinents dans le choix des œuvres étudiées, allant des scénarios les plus classiques aux plus inattendus et donc révélateurs des différentes problématiques envisageables. Par exemple, étudier une œuvre — Invisible Monsters Remix — où une femme mannequin se retrouve défigurée pour devenir un monstre invisible aux autres est une entrée en matière bienvenue à qui voudrait mener une réflexion sur l’apparence en société et le monstre qu’on ne peut même plus réduire à l’idée du produit d’un regard sur lequel on reporterait nos fantasmes et nos haines. Le monstre apparaît décidément plus subtil et plus fluctuant que jamais.

9Bien sûr, ces points positifs impliquent aussi des réserves. Celles‑ci tiennent surtout au fait que l’ouvrage résulte d’un colloque pluridisciplinaire qui a mêlé des sujets classiques célèbres à d’autres contemporains et peu connus à moins d’être spécialiste de la discipline concernée. Le vocabulaire diffère, se complexifie, s’obscurcit parfois et la facilité d’appréhension du sujet en pâtit. Ce que l’on présentait plus haut comme un point positif peut aussi s’avérer la source d’une lecture malaisée. À cela s’ajoutent quelques redites, des titres dont la clarté n’est pas toujours évidente ainsi qu’un corpus centré sur le monde anglo‑saxon6 — privant à la fois le recueil d’autres horizons culturels et pénalisant le lecteur qui n’en serait pas familier.


***

10Signatures du monstre est un travail indubitablement sérieux et à la matière inépuisable, qui ouvre des pistes de réflexion passionnantes, mais qui peut aussi dérouter si l’on y cherche des études habituelles du monstrueux avec des sujets déjà parcourus. Le recueil est pensé — et cela est sous‑entendu dès l’introduction — pour proposer une analyse originale du monstre, une synthèse critique qui n’aurait pas encore été proposée. Force est de constater que le résultat est réussi, tant du point de vue de l’approche retenue que de ses objets d’étude.