Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Juin 2018 (volume 19, numéro 6)
titre article
Paul Faggianelli-Brocart

Raconter la peur : fiction narrative, émotion et spectacle au XIXe siècle

Régine Borderie, Fiction et diction de la peur dans les récits du xixe siècle, Genève : La Baconnière, coll. « Langages », 2017, 219 p., EAN 9782940431779.

1L’on imagine aisément la société française du xixe siècle à travers l’ordre bourgeois qui la traverse et l’organise, organisant les rapports sociaux et façonnant les individualités en fonction de leur inscription dans une hiérarchie. Émotions, affects, excès sont redistribués alors que s’organise une partition conventionnelle entre ce qui est policé et ce qui ne l’est pas, ce qui fait excès et ce dont l’expression est acceptée. Le spectre de l’expression des sentiments passe à travers ce prisme, qui peut se lire dans les productions narratives donnant alors forme à ce que l’on appelle émotions. La peur, dans ce contexte, se présente comme un point limite sur ce spectre, en tant qu’émotion extrême, déformant les visages, les capacités d’agir, l’ensemble du comportement des personnages qu’elle affecte. Le travail de Régine Borderie porte sur les modes de lecture et de transcription de la peur dans la fiction narrative du xixe siècle, pour les appréhender dans leur diversité et interroger ce que la peur fait à la fiction.

Emotion, passion & sentiment : la nature de la peur

2L’ouvrage de R. Borderie est traversé par une interrogation sur la nature du sentiment de peur, qui prend la suite d’un questionnement philosophique sur le sentiment évoqué par les premières pages de l’ouvrage. Envisagée comme une passion, un mouvement de l’âme face à l’événement, il s’agit d’engager une analyse de sa production par le discours comme sentiment unitaire, identifiable, transcrit par l’image et la fiction narrative. Rappelant ainsi « la concurrence entre sentiment et passion au xviiie, la concurrence avec l’émotion, chez Kant déjà, et chez des anthropologues ou psychologues du xixe siècle » (p 187), l’analyse s’appuie sur une histoire générale des conceptions du sentiment dont on peut souligner la médicalisation progressive au cours du siècle. Celle-ci est d’autant plus centrale qu’elle permet la construction d’une lisibilité physique des expressions de la peur sur les traits humains, directement héritée de la physiologie. Si la peur apparaît bien dans un mouvement physique, lié à une « émotion », cette construction d’un rapport de cause à effet entre mouvement intérieur et mouvement extérieur est discutable : on trouvera notamment l’évocation des travaux du psychologue William James et son article « What is an emotion ?1» (1884) où il inverse cette succession, soutenant que nous serions « affligés parce que nous pleurons » plutôt que l’inverse (p. 129). L’hésitation décrite par R. Broderie, plutôt que d’appeler à être résorbée, fait signe vers une série d’appareils discursifs visant à produire l’unité d’une émotion telle que la peur. Cette production discursive du sentiment recouvre une variété de manifestations physiques et mentales identifiables comme relevant de la peur, et lisibles comme telles. C’est ce lien essentiel entre la mise en scène de la peur et sa « diction », sa production par le texte en tant que sentiment lisible, que l’ouvrage travaille à décrire, s’attachant cependant plus à une description textuelle précise qu’à une généalogie plus large des discours.

Lire le sentiment

3La peur est ainsi analysée dans un corpus très large dont il convient de souligner le caractère non spécifique : si l’on s’attend à voir cet affect traité spécifiquement dans une approche des littératures fantastiques, on trouve ici une prise en compte de la richesse de ses manifestations dans l’ensemble des genres narratifs du xxie siècle français. Le projet de l’ouvrage est ainsi non pas de s’attacher à l’objet suscitant la peur mais au sentiment tel qu’il est rendu lisible, transcrit par le texte. La peur est alors envisagée dans ses manifestations physiques, ce qui échappe au personnage, ce qui se peint sur les traits de son visage : les textes romanesques sont largement tributaires des codifications des éléments saillants du sentiment par la pathognomonie. R. Borderie évoque alors avec Warburg des « formules du pathos2 » (cité p. 22) qui soulignent l’existence d’une véritable grammaire de la peur. Elle se prête à des descriptions particulièrement spectaculaires : peaux livides, brusques déformations des bouches, cheveux hérissés à l’image de Méduse (p. 26). Il s’agit d’envisager une typologie des manifestations corporelles de la peur, englobant un vécu qui touche autant le visible que l’invisible, donné à lire à travers les descriptions de bouleversements intérieurs empruntant aux sciences médicales autant qu’à l’image mythologique. De la peur pétrifiante au « bouleversement d’entrailles » décrit chez Zola, la peur fait image en combinant des régimes référentiels variés. Individuelle, elle contamine le collectif, à travers cette lisibilité qui lui permet de se transmettre : intervient alors une entité devenant personnage dans le roman du xix: la foule. La panique collective, quand elle ne se mue pas en angoisse latente, propre aux troubles politiques qui agitent le siècle (dans La Fortune des Rougon de Zola), est essentielle au corpus choisi et participe de la mutation des figurations de la peur, alimentant sa lecture comme un bouleversement du corps, tant individuel que collectif.

4Médicalisée, presque pathologique dans ses expressions et sa contagion, la peur produit des archétypes de personnages, allant du topos du pleutre, associé au comique (dans une axiologie qui oppose le courage à la peur et à son corollaire, la fuite), jusqu’aux archétypes contemporains de l’anxieux, du paranoïaque, tributaires de la psychiatrie. Les modalités de production d’un type à partir d’une caractérisation pathologique de la psyché illustrent les capacités discursives de la psychiatrie, dont le langage va peu à peu participer à la caractérisation clinique des émotions. Impossible dès lors de ne pas songer aux travaux de Michel Foucault, tant dans sa lecture de l’histoire de l’institution psychiatrique — contestable aux yeux des historiens3 — que dans l’analyse de ce mécanisme de production d’une entité unique à partir d’un trait pathologique : l’anxieux supplante l’atrabilaire dans un usage romanesque des typologies cliniques :

Si les « formules du pathos » repérées d’abord font apparaître le caractère souvent conventionnel de la représentation du personnages animé d’une peur immédiate, viscérale, l’investigation des phénomènes physiologiques internes, et surtout l’exploration de l’éprouvé psychologique et de la pensée introduit plus de singularités, tout en ouvrant sur des types ; ils contribuent à renouveler le personnel de la fiction narrative, en enrichissant le tableau clinique de la peur grâce, notamment, à l’émergence de l’angoisse tendancielle, sans objet, alors distincte de la peur spontanée, immédiate, et de la peur d’anticipation avec objet. (p. 51)

Force de déformation

5Les manifestations diégétiques du sentiment sont isolables en tant qu’elles s’appuient sur un ensemble de dispositifs discursifs qui rendent la peur lisible en tant qu’ensemble psychique et physique. Si les romanciers précisent l’appareil descriptif de la peur, elle agit d’un point de vue narratologique sur une « diction » des événements, en déformant, non plus seulement les visages, mais la narration elle-même. Si l’on reste loin des expérimentations littéraires transcrivant la folie ou des états extrêmes d’altération de conscience dus à la menace, à la crainte ou à la terreur, la mise en scène de la peur implique des inflexions dans la construction narrative. Après une analyse typologique des occurrences du sentiment de peur dans un corpus large, l’ouvrage étudie leur scénographie. Le renvoi des espaces où advient le sentiment à des « décors » est discutable, puisque ceux-ci, devenant des topoï de la diction de l’effroi (prenons pour exemple la forêt ou le champ de bataille) parviennent bien à produire la peur plutôt qu’à lui servir de toile de fond : la narration tend non pas à les figer à une place d’arrière-plan mais bien à les animer. La séquence des Misérables, où Cosette traverse une forêt menaçante, « apocalyptique » en est un exemple éloquent. Il s’agit bien non d’un simple décor, mais d’une construction dynamique de la séquence narrative suscitant la peur, exploitant la déformation que l’espace produit sur l’esprit autant que celle produite par la perception, par l’enfant paniquée, de la forêt elle-même. Héritée du romantisme européen, cette empreinte du paysage naturel sur l’homme renvoie la peur à son caractère sublime, propulsant la terreur parmi les manifestations les plus fortes de l’esprit humain. La variété des espaces qui font surgir la terreur permet de les séparer comme le propose l’ouvrage à travers plusieurs polarités, allant du naturel à l’espace urbain, de l’intime au public.

6D’un point de vue narratif, les séquences consacrées à cette émotion apparaissent comme dilatées, en tant que l’effroi vient déformer le dispositif temporel du récit : figeant le passé, la peur tend et dilate le présent narratif pour charger d’anxiété le futur. C’est donc une narration calquée sur un temps vécu qui marque la diction de la peur, marquée par une tentative de rendre lisible les inflexions de la conscience confrontée à la terreur.

Événement & construction narrative du sentiment

7Un des traits saillants de la peur représentée telle que l’analyse R. Borderie est bien son caractère événementiel, autrement dit la façon dont la narration littéraire constitue l’unité de son surgissement autour d’une organisation ponctuelle, délimitée. Il s’agit donc bien ici de produire un objet textuel, « la peur », à travers un ensemble de caractéristiques lisibles, reconnaissables, évoquées plus haut. La peur « fait événement » dans la narration, elle surgit comme un ensemble de manifestations cliniquement observables, face à un stimulus anxiogène. Elle apparaît également comme un déterminant essentiel dans la diégèse, dynamisant l’action et resserrant la narration autour du surgissement — a priori ponctuel — de la crainte. Le texte contribue à faire advenir la peur comme un sentiment unitaire, cohérent, reconnaissable et délimité dans le temps, grâce aux procédés détaillés par R. Borderie. Cependant, son caractère événementiel se défait progressivement alors que se diversifient les représentations de la peur. La déformation temporelle atteignant l’ensemble du chronotope, évoquée plus haut, déplace la question du surgissement de la peur hors du seul présent narratif. L’événement se trouve diffracté entre présent (terreur momentanée) et futur (crainte, appréhension), faisant de la peur un affect potentiellement diffus. La codification psychanalytique des rapports entre passé et présent du sentiment accentue le caractère discutable de cette ponctualité de la peur dans un présent narratif. En effet, la peur passée, ressurgissant sous la forme du traumatisme, rompt la naturalité de la lecture de l’événement au présent pour situer le sentiment dans un passé qui se répète, comme figé, indépassable. C’est bien ce qui se retrouve dans des affects collectifs tels que l’angoisse « fin de siècle ». La dilution de la lisibilité du sentiment de peur, dans un présent ponctuel agençant précisément cause et effet, contribue à générer des affects diffus, à l’intensité variable, diffractés sur des temporalités multiples. L’angoisse apparaît, à la fin du xixe siècle, comme une manifestation de cette peur sans objet, comme le souligne R. Borderie, sans événement, contaminant l’ensemble du temps pour générer une peur maladive et permanente.