Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Avril 2018 (volume 19, numéro 4)
titre article
Vincent Laisney

Explorer le romanesque

Michel Murat, Le Romanesque des Lettres, Paris : José Corti, coll. « Essais », 2018, 306 p., EAN : 9782714311986.

1En conclusion d’un texte publié ici même en novembre 2015, intitulé « Le Romanesque des lettres », et sous‑titré « note sur un livre en préparation », Michel Murat écrivait que cet ouvrage « représente une sorte de testament de [sa] carrière d’enseignant et de chercheur ». Ce genre d’aveu n’est pas fréquent dans un monde où le chercheur laisse en général entendre « qu’il n’a pas tout dit », que son livre est un élément d’une œuvre plus vaste, dont le lecteur ne comprendra le sens que plus tard, quand la dernière pierre sera posée. Je voudrais pour cette raison saluer le geste d’un chercheur qui, sans regarder à la dépense, décide de mettre dans un seul livre tout ce qu’il croit et tout ce qu’il aime à propos de cette chose incompréhensible qu’on appelle la littérature, à laquelle il a voué sa vie.

2Testament, ce livre l’est par la volonté de l’auteur de formuler sans fard ses convictions, quitte à faire grincer quelques dents ; il l’est aussi par la matière qu’il brasse — hors norme, puisqu’elle couvre deux siècles de production littéraire, de Gustave Planche à Jean Genet, en passant par Flaubert, Gide, Aragon et Sartre. Il l’est enfin par la liberté que s’octroie l’auteur de dire les choses comme il les entend — ce mot « entendre » doit être compris de manière littérale : M. Murat (il est l’un des rares à avoir ce don parmi nous) a l’oreille. Aucune phrase dans cet essai ne sonne faux.

3Il aurait été loisible à l’auteur de débiter son ouvrage en autant de livres qu’il contient de chapitres, car chacun d’eux est un livre en soi, lisible comme tel. À ceci près que, l’ouvrage refermé, le lecteur comprend que les chapitres dialoguent entre eux, et qu’on ne peut en comprendre les parties sans connaître le tout, non plus que le tout sans les parties. M. Murat a beau aborder à chaque fois un sujet différent : la querelle sourde entre Balzac et Sainte‑Beuve autour de Volupté (chapitre 1), le glissement d’un romanesque de l’écriture à un romanesque de la lecture avec Flaubert et Huysmans (chapitre 2), le renouvellement nécessaire de notre interprétation (trop positiviste et réductrice) des « romans à clés », autour de Mauclair, Goncourt, Rosny, Gide (chapitre 3), la représentation romanesque en temps réel du surréalisme par Aragon (chapitre 4), la description du puzzle existentialiste que la « famille » Sartre‑Beauvoir se plaît à faire et défaire dans les correspondances et les mémoires (chapitre 5) — il a beau, donc, passer d’une planète à l’autre, il demeure dans le même système dont il s’applique à dégager les lois.

4Quelles lois ? J’invite les chercheurs qui n’auraient pas lu la note mentionnée plus haut, et que développe son introduction, à s’y reporter pour balayer d’antiques scrupules, et s’éviter d’inutiles tracasseries théoriques. M. Murat y déconstruit paisiblement quelques‑unes des superstitions sur lesquelles ont longtemps vécu nos études littéraires. Trois idées reçues sont ici contestées. La première, venue du positivisme, est la religion du document, qui renvoie au néant tout ce qui ne passe pas l’épreuve de la validation des faits. L’histoire littéraire s’est construite sur l’idée naïve qu’elle pourrait raconter une histoire exacte, contre‑légendaire ; en conséquence de quoi elle a jeté aux oubliettes des bibliothèques entières (Mémoires, Souvenirs, romans de la vie littéraire, recueils d’anecdotes, biographies romancées, portraits d’écrivains, etc.) qui ont pourtant nourri l’imaginaire des lecteurs et des auteurs. La deuxième, à laquelle s’attache le nom de Proust, est la séparation du Moi profond et du Moi social, césure qui a entraîné les études littéraires vers le formalisme, livrant ainsi tout le corps de l’activité extra‑textuelle à l’histoire culturelle et à la sociologie de la littérature. La troisième, illustrée par Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune, est la distinction rigide entre vérité et fiction, qui propulse les récits de soi (en tant que genre vrai) au sommet de la hiérarchie, renvoyant dans un no man’s land critique les livres où ce partage est équivoque ou incertain. D’une manière générale M. Murat s’efforce, sans se laisser intimider par ces autorités, de réunifier ce qui a été désuni. Il n’est évidemment pas le seul à s’y essayer, d’autres l’ont fait avec lui, auxquels il paye sa dette de reconnaissance dans la « note » de 20151 ; mais il est le premier à tenter de penser ensemble les disjecta membra de notre discipline.

5Comment M. Murat s’y prend‑il pour rassembler ce qui a été disjoint ? Il use d’un liant, qu’il appelle le romanesque. Le romanesque, explique‑t‑il, est une « idée littéraire », « consistant à voir et à vivre la vie comme un roman et à s’immerger dans le roman comme s’il était la vraie vie ». Cette idée, M. Murat l’admet, est « vague », mais comme d’autres concepts flous (romantisme, modernité, etc.), elle tire en grande partie son efficacité de sa plasticité. Le romanesque n’est pas le roman. C’est quelque chose de plus large qui permet d’envelopper tous les phénomènes littéraires qui échappaient à notre attention, du fait des préjugés que je viens d’évoquer. Le romanesque consiste à envisager tous les aspects du littéraire « sous l’angle romanesque ». Tous les aspects, c’est‑à‑dire : les œuvres, mais aussi les auteurs, les représentations, et les interprétations qui s’y attachent, et encore, cette province délaissée qu’on appelle la « vie littéraire ». En un mot le romanesque remet en tension ces deux choses irréconciliables que sont la vie et la littérature. Le romanesque permet de rendre compte de ce phénomène complexe (au sens que donne à ce terme Edgar Morin), qui est que tout un peuple — et en premier lieu ses écrivains, puisqu’ils en sont les instigateurs et les médiateurs —, voit le monde littérairement, agit, sent, parle, avec des yeux littéraires, avec un cerveau littéraire, avec une sensibilité littéraire. En conséquence de quoi le domaine des lettres s’élargit de manière considérable, puisque le romanesque couvre tous les champs de l’action humaine. La Rochefoucauld l’avait dit : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour. ». Notre manière d’aimer est littéraire parce que nous avons appris à aimer par lalittérature. La force du concept de romanesque est qu’il est à la fois, aurait dit Bourdieu, une structure structurée (un roman, une œuvre littéraire achevée, validée, institutionnalisée) et une structure structurante, soit une manière d’agir littérairement à travers des schémas inculqués, susceptibles eux‑mêmes de variations incessantes suivant les circonstances (ainsi, en même temps que nous reproduisons le geste du roman, nous inventons de nouvelles gestuelles romanesques).

6Mais j’ai dit trop de bien de ce livre, il est temps d’en dire un peu de mal. Je voudrais donner à mes critiques la forme sentimentale du regret. Ainsi je suis un peu fâché que M. Murat ne justifie pas davantage les bornes qu’il assigne à la période marquée par ce « romanesque des lettres ». L’auteur évoque un « long romantisme » caractérisé par la « vocation de l’écrivain » : moment qu’il situe dans l’intervalle entre le régime des Belles‑Lettres et de la Société du spectacle, et qui correspondrait aussi (« exactement », dit‑il) au « siècle de la Presse ». Cela fait beaucoup de références, mais l’une d’entre elles manque à l’appel, à savoir cette valeur cardinale qu’Antoine Lilti a mise en évidence dans son essai sur la célébrité2. M. Murat dit également que le romanesque des lettres coïncide avec « la période où l’on peut penser la littérature depuis le roman » ; mais on pourrait aussi bien dire qu’elle coïncide avec la période où l’on commence à penser sa vie (littéraire ou non) depuis l’idée de célébrité, transmise par les médias. En 1900, est‑ce encore l’écrivain qu’on adule et imite, ou l’acteur de théâtre, la chanteuse d’opéra, en attendant le sportif, le rockeur et la top model ? L’absence de prise en compte du facteur « célébrité » fragilise un peu cette ressaisie des « rapports de la littérature avec son dehors ». Le chapitre 5, qui traite de la vie privée et publique de Sartre et Beauvoir, s’arrête avant leur accès à la célébrité, mais il se situe bien à un moment où la littérature est entrée de plain‑pied dans un régime médiatique quiexpose quotidiennement les œuvres et les images de leurs auteurs, avec des effets de récursivité constants. Bien avant l’avènement de la télévision et de la Société du spectacle, le romanesque des lettres est aussi un médiatesque des lettres, où le grotesque médiatique le dispute au culte anachronique de la littérature.

7Je regrette également que M. Murat n’ait pas donné à cet essai si peu académique par ses vues, une forme plus fantaisiste, en un mot, plus romanesque3. Je ne retrouve pas dans le plan en cinq parties sagement alignées, cette liberté de pensée et de style qui traverse chaque page du livre — tourbillon vertigineux de citations, de références, d’idées, de théories, d’intuitions, de parenthèses inattendues (Star Wars, les casques de réalité virtuelle, Amadis, les séries de Netflix). Je m’étonne que la créativité qui innerve l’ouvrage ait laissé indemne sa construction. Est‑il fatal aujourd’hui qu’un essai adopte le plan d’un temple grec ? La cinquième pièce de cet édifice classique s’ouvre pourtant par un vestibule d’une insolente beauté, dont voici un aperçu :

Longtemps je me suis tenu dans une tranquille indifférence à la vie privée des écrivains, et je n’envisageais pas que l’on pût s’y intéresser, sinon pour de mauvaises raisons. Cela s’explique sans doute par le fait que je travaillais sur Julien Gracq. Avec lui j’entretenais des relations qui au fil des années avaient pris une tournure presque amicale, mais qui n’en laissaient pas moins percevoir, d’autant plus nettement qu’il n’en était jamais question, le mur de la vie privée. Ce mur séparait Julien Gracq de Louis Poirier.

8Paul Bénichou insistait naguère sur la nécessité de « vastes lectures » pour faire de la bonne littérature critique. M. Murat a beaucoup lu. Il s’ensuit qu’il est capable de mettre en musique une pensée de Sainte‑Beuve, un vers de Mallarmé, une citation de Sartre, et une anecdote personnelle, sans qu’il n’y ait jamais cacophonie. Je termine par l’expression d’un regret véritable : il est inadmissible que cet ouvrage majeur, et qui fera date, ne soit pas suivi d’un index. Pour un livre de cette densité (300 pages très serrées), de cette érudition (des milliers de références), de cette importance, c’est inadmissible — à moins que l’éditeur ne soit responsable de cette omission.


***

9Un mot de conclusion, très bref, car le temps consacré à la lecture du présent compte‑rendu est un temps pris sur la lecture — impérative — de cet essai. Le Romanesque des lettres est un ouvrage aussi instructif par sa méthode (dont on a dit qu’elle apportait du neuf) que par ses analyses (qui concernent tout le personnel littéraire depuis la Restauration jusqu’à nos jours). Michel Murat y manie aussi bien le télescope que le microscope, effectuant d’incessants allers‑retours entre l’infiniment petit des textes (les manuscrits de Flaubert) et l’infiniment grand de la littérature. Car ce livre, au fond, n’a qu’un sujet, la Littérature : une littérature qui s’était réduite comme peau de chagrin depuis les années 1960, et qui redevient un continent immense et méconnu, qu’il nous revient dorénavant en bons anthropologues d’explorer4avec lui.