Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Avril 2018 (volume 19, numéro 4)
Léo Pinguet

Antoine Compagnon : le démon de la théorie et le diable chiffonnier

Antoine Compagnon, Les Chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, coll.  « Bibliothèque illustrée des histoires », 2017, 512 p., EAN 9782072735141.

1L’ouvrage de l’historien de la littérature Antoine Compagnon est l’aboutissement de ses cours donnés au Collège de France en 2015-2016 sous le titre « Les chiffonniers littéraires, Baudelaire et les autres » et portant sur la pratique du chiffonnage dans la société et la littérature françaises du xixe siècle. Par définition, le chiffonnier est celui qui fait le commerce de vieux chiffons, de vieux objets le plus souvent ramassés dans la rue, mais également de déchets en tous genres qui, une fois recyclés, serviront de matière première à la production d’autres marchandises. Il est ainsi, nous rappelle A. Compagnon, un acteur majeur de la révolution industrielle, laquelle affecte tout particulièrement la littérature, puisque les chiffons que récupéraient, entre autres choses, les chiffonniers et dont ils tirent leur nom, servaient ensuite à la pâte dont on tirait le papier où s’imprimaient livres et journaux, avant qu’un autre procédé utilisant le bois ne remplace progressivement l’usage du chanvre et du chiffon à partir du milieu du xixe siècle.

2C’est sûrement pour cette raison que la figure du chiffonnier a pu si naturellement apparaître aux yeux des écrivains comme celle d’un semblable, d’un frère, située qu’elle était à l’autre extrémité, la plus basse et la plus vulgaire, de la production littéraire. Si la pratique du chiffonnage est plus ancienne et perdure même avec les bohémiens de notre époque contemporaine, pour qui le cabas rafistolé a remplacé la légendaire hotte, quand ce n’est pas la remorque ou le modeste camion benne acheté d’occasion, le « grand âge » du chiffonnage, nous rappelle encore A. Compagnon, s’étend peu ou prou « entre les années 1820 et les années 1870 » (p. 424), c’est-à-dire des débuts de l’industrialisation et des grandes innovations de l’imprimerie, en passant par les travaux d’Haussmann, l’installation d’égouts modernes à Paris,l’invention de la voirie publique, pour finir par celle de la poubelle, terme tiré à la fin du xixe siècle du nom du préfet Eugène Poubelle qui en popularisa l’usage, lequel signa la fin des chiffonniers. C’est ainsi que

[le] chiffonnier de Paris fut l’homme à tout faire, le maître Jacques du xixe siècle, à la fois rôdeur inquiétant des faubourgs, agent essentiel des progrès de l’industrie, et figurant coloré des arts et des lettres. (p. 9)

Une démarche baudelairienne

3Si A. Compagnon s’est intéressé à cette période du chiffonnage, des années 1820 aux années 1870, c’est aussi parce qu’elle couvre l’existence du poète Charles Baudelaire (1821-1867) et qu’elle borne l’époque du romantisme et l’invention de la modernité littéraire et artistique, dont nous avons conservé jusqu’à aujourd’hui de nombreux lieux communs : de l’héroïsme, de l’imagination démiurgique, de l’originalité radicale de l’artiste et du poète, face à l’aliénation radicale des masses, par le progrès technique, la division du travail et la Kulturindustrie1. La somme que composent Les Chiffonniers de Paris présente à cet égard une vaste enquête sur ce personnage central de la vie parisienne, double du poète et de l’écrivain, qui lève le voile sur quelques-unes de ces mythologies de la création. Le résultat se situe à la croisée des études littéraires, de l’histoire culturelle, de l’urbanisme et de l’économie et ne néglige, semble-t-il, aucune source, aucune curiosité, si vulgaire, si singulière soit-elle. L’ouvrage réussit ainsi la synthèse fine du particulier et du général, que manquent autant les grands panoramas de l’histoire des idées et des courants littéraires et artistiques du siècle que les études monographiques sur tel ou tel écrivain ou artiste.

4En cela, A. Compagnon se montre fidèle à la figure tutélaire de son travail – Baudelaire – et à sa démarche, décrite dans Le Peintre de la vie moderne. Premièrement, ne pas s’arrêter aux grands classiques mais envisager les poetae minores,en la personne, ici, du plus mineur d’entre eux, le chiffonnier, auquel s’ajoutent les chansonniers, les caricaturistes, les feuilletonistes, etc. Deuxièmement, garder « sous les yeux » les gravures de modes, les estampes, les lithographies de presse qui permettent de retrouver « la morale et l’esthétique du temps ». Et enfin, se montrer « un homme impartial », en les feuilletant « une à une toutes », pour en retrouver l’harmonie, celle qui fait la double composition du beau, ce savant mélange d’un élément éternel, invariable, et d’un élément circonstanciel, fugitif, « qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion2 », auxquelles nous redonne accès l’impressionnante érudition du travail d’A. Compagnon. Il nous révèle d’ailleurs, au passage d’une citation du mineur Félix Pyat, que cette idée du Beau typiquement baudelairienne et qui a fait couler tant d’encre dans les réflexions esthétiques, n’était peut-être, elle aussi, qu’un lieu commun de l’époque (p. 242).

Une discipline de biffin

5À rebours des manifestes et des théories qui, depuis le romantisme, vantent l’originalité irréductible de l’auteur contre l’imitation et les idées reçues de la société de son temps, Les Chiffonniers de Paris retrouvent le riche feuilleté des clichés du siècle, habituellement mis au rebut de l’écriture et de la littérature, qui s’en croit un peu vite émancipée. Aussi bien les clichés de langage, de bons mots, de définitions de dictionnaires, d’expressions stéréotypées dérivant de l’argot des métiers et des pratiques du chiffonnage, que les clichés visuels, les imagiers de caricatures, de vignettes, d’images d’Épinal, de photographies, clichés tous azimuts que récupèrent, sans le dire, les écrivains-chiffonniers, qui travaillent donc et irriguent la création littéraire du xixe siècle, pour finir par inspirer ses mythologies et officier à ses transformations et ses innovations les plus audacieuses. Le point de vue du chiffonnier semblait donc idéal, aussi bien sur le plan théorique que méthodologique car, comme l’écrit A. Compagnon :

La richesse de la figure du chiffonnier vient de l’ambivalence et de la réversibilité d’un personnage carnavalesque qui renverse les hiérarchies et chamboule le haut et le bas : le chiffonnier rêve du trésor qui fera de lui un roi, tandis que le roi qui perd sa couronne termine chiffonnier. (p. 207)

6On note donc la pertinente homologie entre l’objet d’étude et la discipline de biffin, de chineur infatigable adoptée par A. Compagnon. La construction de son analyse, organisée selon une topique des lieux du chiffonnage (bornes, trottoirs, barrières de Paris, barricades) et des lieux communs (la boue et l’or, la plume, le croc et l’escrime, les physiologies, les mythes et les réalités), se fonde en effet sur une collecte et un examen plus qu’exhaustif : de confrontations de citations, poétiques, journalistiques etc. ; et de confrontations de textes et d’images, dont témoignent les quelques 140 illustrations qui parsèment la belle édition, dans la collection Gallimard de la Bibliothèque illustrée des Histoires. À cet égard, le travail d’édition se montre à la hauteur de l’ambition de l’enquête : les notes de bas de page se trouvent adéquatement situées en fin d’ouvrage, organisées en suivant les chapitres, afin de permettre une lecture plus fluide d’un corps de texte déjà dense ; la table des illustrations et l’index des auteurs se montrent particulièrement utiles – on y note en passant la fréquence supérieure des mentions de Baudelaire, de Hugo et de Daumier – tout concourt à conférer à l’ouvrage une accessibilité pour les amateurs et un magasin d’outils précieux pour les spécialistes.

Amendements théoriques

7C’est dire aussi si Antoine Compagnon théorise peu (certains risquent, à tort, de s’arrêter à l’allure générale de recension érudite de l’ouvrage) ou beaucoup, mais toujours dans une articulation serrée à la matière vive des mots, des métaphores et des images qui lui servent de support. L’introduction, d’une vingtaine de pages, rentre ainsi d’emblée dans le concret de la figure du chiffonnier, brossée à grands traits. Quant à la conclusion, courte de 15 pages (sur un ensemble de 430 pages), elle se borne à un rapide exposé rétrospectif des motivations de l’auteur, une synthèse de l’ouvrage et une succincte ouverture (un paragraphe) vers le contemporain.

8Le point de départ de cette enquête panoramique fut, de l’aveu d’A. Compagnon, la lecture critique de deux textes de référence : l’ouvrage de Francesco Orlando, Les Objets désuets dans l’imagination littéraire3et l’ouvrage de Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle4,maissurtout ses différents textes sur Baudelaire5. De l’idée du premier, d’une singulière désuétude des objets investis par la littérature, confrontée à la réalité du chiffonnage, A. Compagnon a retenu l’idée inverse qu’au xixe siècle « il n’existait pas d’objets désuets, parce qu’il y avait toujours quelqu’un pour "faire sien" n’importe quel objet mis au rebut » (p. 412). Ainsi de la définition courante des clichés, arrêtée par Le Petit Robert en 1869, qui les pense figés, usés, alors qu’ils se trouvent toujours en circulation, en usage, ce que démontre le travail minutieux de flagrants délits de réemplois littéraires, mis à jour par A. Compagnon.

9De l’idée du second, d’un Baudelaire qui aurait été un révolutionnaire sur les barricades de 1848 puis serait resté un « socialiste clandestin jusqu’à la fin de sa vie » (p. 411), confrontée elle aussi à la figure ambiguë du chiffonnier, qui n’est pas l’archétype du peuple révolutionnaire que souhaitait voir Benjamin, Compagnon a retenu l’idée d’une ambivalence politique, d’une polysémie profonde de la littérature du siècle, parfois contre elle-même. Les plus modernes y sont en effet souvent les antimodernes, parfois même les plus modernes se révèlent être des « réactionnaires de charme6 ». Ces paradoxes de la modernité littéraire restent souvent gommés du commentaire7. Ainsi les retrouve-t-on dans le récent ouvrage d’Eric Hazan, Balzac, Paris8 (passionnant au demeurant). Celui-ci rappelle les opinions politiques conservatrices de Balzac, note l’absence du peuple, des ouvriers parisiens, dans La Comédie Humaine, et, en même temps, finit sur le lieu commun de Balzac comme l’« écrivain moderne » par excellence.

Ambivalences créatrices

10Pour autant, l’ensemble de l’ouvrage Les Chiffonniers de Paris ne manque pas d’avoir in fine force de démonstration. A. Compagnon met en effet au jour, derrière la figure ambivalente du chiffonnier, les ambivalences des écrivains français du xixe siècle : à l’égard du psittacisme des journaux, vilipendé par Balzac dans sa Monographie de la presse parisienne, après avoir été lui-même journaliste et romancier-feuilletoniste ; à l’égard des idées reçues, compilées en bêtisier du siècle par Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues, avant d’être romancées à travers la figure des chiffonniers-copistes que sont Bouvard et Pécuchet ; à l’égard des images-poncifs, décriées par Baudelaire qui déclare, en même temps, son « immense nausée des affiches », que son amour impérissable des images, les mondes dussent-ils finir9, avant de prophétiser que, justement, le monde va finir, à force d’être américanisé (le poète forge ce terme promis à une longue fortune critique)10. Baudelaire encore énonce le paradoxe de la modernité qui constitue la colonne vertébrale de l’analyse de Compagnon, quand, après avoir conspué publiquement le « vice de banalité » de ses contemporains, il se livre dans le cadre privé de ses Fusées à l’aveu suivant : « Créer un poncif, c’est le génie. Je dois créer un poncif11 ».

11Prenant acte de cette bipolarité, la reliant à l’ensemble plus vaste des réseaux de sens et de métaphores de l’époque sur le chiffonnier, A. Compagnon se montre ainsi à même d’éclairer maints passages obscurs des poèmes de Baudelaire (en particulier le « Vin des Chiffonniers » et « Les sept vieillards », où il amende les interprétations célèbres de Benjamin) et d’autres poètes et écrivains. À la fin, ce que montre et démontre ce travail, c’est combien cette ambivalence tient autant à l’hypocrisie du créateur, qui cache l’art à force d’art, qu’à la pratique régulière, et nouvelle à une époque de massification culturelle, de la littérature.

Maturité épistémologique

12Ce travail général de réévaluation de l’influence du sens commun dans la poïétique littéraire, A. Compagnon l’a commencé dès son ouvrage, issu de sa thèse, La Seconde main ou le travail de la citation (1979)12. Il l’a poursuivi dans son ouvrage de référence sur les théories modernistes de la littérature, Le Démon de la théorie (1998)13. Et avec la figure du chiffonnier, on retrouve, bien entendu, le poète pivot du travail d’A. Compagnon ces dernières années : Charles Baudelaire, présent aussi bien dans Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes (2005), que dans le plus récent Baudelaire l’irréductible (2014)14. Par rapport au travail, revendiqué « sans queue ni tête » des débuts, à la pratique monographique, unique ou en série, Les Chiffonniers de Paris marque dans la pensée d’A. Compagnon une étape de pleine maturité épistémologique qui voit succéder à de rigoureux exercices de style, un ouvrage à la portée encyclopédique, centré sur ce particulier universel que fut le personnage du chiffonnier.

13Cette maturité lui fait conclure son texte par un trait de modestie – « il n’y a aucun mérite à revenir aujourd’hui sur le chiffonnage au temps de Baudelaire » – lequel prend, en même temps, la forme d’un avertissement au lecteur, contre les effets théoriques de son propre travail. Il faut en effet éviter de généraliser le « chiffonnage littéraire dans une sorte d’esthétique postmoderne du recyclage à toutes mains » pour laquelle « le chiffonnier serait devenu le modèle de l’écrivain, parce que toute écriture n’est jamais que recyclage, citation, plagiat, collage, bricolage, fatrasie, seconde main » (p. 424). La « tentation de système » du modèle du chiffonnage à toute la littérature ne manque pas d’être renforcée par notre actualité, dont la physiologie est celle d’une nouvelle « ère du recyclage », pourvue d’une sensibilité accrue à « l’omniprésence des rebuts », qui risque bien de devenir, à tort ou à raison, le modèle théorique en vogue de l’esthétique, des études littéraires et plus largement des sciences humaines.