Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Janvier 2017 (volume 18, numéro 1)
titre article
Denise Ginfray

Conscience moderne & esthétique au féminin

Glorieuses modernistes. Art, écriture et modernité au féminin, sous la direction de Mary Ann Caws & Anne Reynes-Delobel, Liège : Presses Universitaires de Liège, coll. « Littératures », 2016, 224 p., EAN 9782875620811.

1Dans cet ouvrage consacré à neuf créatrices, Mary Ann Caws et Anne Reynes‑Delobel ont choisi de faire entrer en résonance des œuvres touchant à la littérature (Judith Gautier, Dorothy Bussy, Kay Boyle), à la peinture (Suzanne Valadon, Emily Carr, Paula Modersohn‑Becker, Dora Carrington), à la photographie (Claude Cahun), à la danse (Isadora Duncan), avec le contexte de la modernité limitée ici à la seconde moitié du xixesiècle et au tout début du xxe siècle. Elles montrent comment toutes ces femmes artistes ont traversé les décennies en consignant et en dépassant, chacune à sa façon, les contradictions, les failles, les doutes d’une époque marquée par les bouleversements idéologiques, historiques et culturels ; comment toutes ont initié une reconfiguration du poétique (au sens large du terme) affranchie de la pensée commémorative pour mieux inscrire la rencontre entre le permanent et l’éphémère, le noble et le prosaïque, le beau et le laid, le centre et les marges. Il émerge de ces œuvres une « vision » qui dépasse les contraintes de la mémoire afin d’en saisir l’ombre portée sur un « maintenant » avec, au centre, l’identité de genre. Le titre Glorieuses modernistes et son sous‑titre Art, écriture et modernité au féminin invitent ainsi à découvrir d’autres rivages critiques et créateurs reposant sur une « féminité nomade […] une forme de féminité protéiforme » (p. 200) et donnant lieu à ce que j’appellerai, en reprenant la formule de Jacques Rancière, un nouveau « partage du sensible esthétique et politique1 ».

2On pourra regretter que la perspective adoptée — celle du portrait — détermine le découpage de cette étude bien documentée (assortie d’un index, de douze illustrations et d’une bibliographie conséquente) en neuf chapitres suivant scrupuleusement l’ordre chronologique et ce, au détriment d’une lecture synthétique et transversale détachée de la tentation biographique. De même, on s’étonne devant un léger flottement, ici et là, dans l’emploi de « modernisme » et « modernité » malgré la référence pertinente à Michel Foucault et à son concept élaboré en lien avec les Lumières2, à savoir « l’attitude de modernité ». La démarche critique des auteures privilégiant « les influences et confluences, ainsi que les dynamiques complexes et parfois paradoxales » (p. 11) qui président au geste créateur se fonde en effet sur les ressorts de « l’attitude de modernité », parmi lesquels l’intention d’« héroïser » le présent, d’en déceler la spécificité, le caractère unique, source d’une expérience unique elle aussi. J’avancerai que c’est précisément la transfiguration du trivial en matériau esthétique concomitante de la modernité qui porte en elle la vocation politique des expériences artistiques présentées ici ; c’est parce que l’œuvre d’art vit dans le monde, est un objet du monde qui prend son sens dans la rencontre avec l’autre du regard ou de la lecture, qu’elle constitue une réflexion sur les productions humaines au point de nouage de l’universalité et de la diversité. Dans son essai, Michel Foucault aborde également la question du sujet car éprouver le présent comme « héroïque » induit un être en devenir qui esthétise son propre mode d’être, s’invente sans cesse dans la relation à l’hétérogène, à l’autre ethnique, culturel, social et sexuel, via la praxis artistique. Le créateur de ces décennies de bouleversement est ainsi un sujet en errance au pays des signes multiples et contradictoires que renvoie la scène moderne, un sujet tantôt logé/lové dans les plis et les replis d’une énonciation littéraire, tantôt diffracté dans l’espace de la représentation picturale ou photographique, ou bien encore disséminé dans les unités discrètes qui composent la séquence chorégraphique, pour se limiter aux exemples traités dans cette étude. De manière globalement convaincante, les auteures ont choisi de mettre en lumière la nécessité vitale pour ces femmes artistes de se poser dans le siècle, d’interroger les mythes et fantasmes collectifs qui font trace du cheminement de la conscience humaine, interpellées qu’elles le furent par la correspondance entre l’agir humain et la pratique artistique et littéraire, entre la réalité perceptible et son envers, l’identité subjective et son ombre, entre l’altérité en soi et au-delà de soi comme matrice féconde.

La mimèsis en question(s)

3S’il est vrai que la modernité est affaire « d’attitude », il est tout aussi vrai qu’elle est dominée par la question de la mimèsis artistique — ses contenus comme ses modes. Celle-ci ne se conçoit plus en termes de description mais en termes de représentation, à savoir, une (re)création, une (ré)invention, une métaphorisation de ce qu’il est convenu d’appeler « la réalité » phénoménologique, observable, objective. Dans le passage du réalisme à la forme moderne de l’art, le changement radical vient, en effet, du regard porté sur le monde des êtres et des choses et qui s’accompagne, chez les créatrices évoquées dans cette étude, d’une manière bien particulière d’incorporer les fondements de l’art et l’héritage des pères symboliques tout en les minant de l’intérieur. La toile de fond est celle d’une mutation sans retour portée par les conflits idéologiques, la culture matérialiste qui s’impose en Occident au tournant du siècle, l’effacement du sacré, l’éthos progressiste. C’est un fait : le passage à l’ère moderne a bousculé les philosophies de l’Histoire et du Temps ainsi que les principes mêmes de la mimèsis artistique, encourageant le créateur à quitter « l’immobilisme moral et culturel » (p. 199) de la fin du xixsiècle. Sur un mode contrasté, les œuvres présentées dans cette étude reposent sur une dialectique entre l’esthétique classique et la séduction des artefacts modernes, ces nouveaux fétiches culturels. Le paradoxe veut, en effet, que ce soit en grande partie ce rapport étroit au passé qui colore leurs œuvres novatrices : pour Judith Gautier, c’est l’Orient fantasmé et l’iconographie entretenue par l’Empire colonial ; l’imaginaire et le style victoriens pour Dora Carrington ; la peuplade originaire pour Emily Carr ; et pour Isadora Duncan, c’est l’idéal du nu classique dans lequel elle retrouve la grâce aérienne du corps dont le ballet traditionnel et sa gestuelle mécanique sont dépourvus. Chez elles, pas plus que chez d’autres artistes, écrivains, peintres, compositeurs, etc., le geste de créer ne procède ex nihilo. Par intuition ou science, elles savent que pour échapper à la stérilité, il ne peut relever que de la culture et de sa subversion.

4Dans une démarche qui s’affirmera au cours du siècle, cette relecture des codes de la représentation se remarque, frémissante, dans les écrits de deux figures de la scène littéraire : Judith Gautier et Dorothy Bussy. L’une se place au croisement de disciplines artistiques multiples (littérature, musique), l’autre arbore un goût marqué pour des formes les plus diverses (contes, pièces de théâtre, nouvelles, romans, traductions, biographies, guides de voyages). Alors certes, les contenus de représentation dessinent un imaginaire féminin qui s’approprie et amende les scénarios traditionnels, mais le style est loin de celui d’un modernisme affirmé privilégiant par exemple l’ironie, l’équivoque énonciative, la non-linéarité du récit, ou le tissage des voix. Pour autant, Judith Gautier ose les variations brillantes et subtiles sur les textes de Pierre Loti ou de Richard Wagner. Dorothy Bussy, elle, imprégnée de l’esprit du Groupe de Bloomsbury, noircit les pages d’un journal intime et les feuillets nombreux d’une correspondance passionnée avec Gide, dramatise leur relation, convoque un lyrisme exacerbé pour mettre en scène ses désirs, et finit par publier un roman aux accents autobiographiques, Olivia (1949). On sent la fébrilité de ces créatrices curieuses, audacieuses, impatientes d’inaugurer une généalogie d’écrivains — ou d’écrivaines, c’est selon. Muses, amies ou confidentes de créateurs reconnus, elles investissent les marges d’un texte ou d’une forme littéraire, font feu de tout bois, en quête d’une voie/voix bien à elles. Qu’en est‑ilalors du modèle ? Tout d’abord admiré, vénéré, il sera progressivement contesté, voire dépassé, un peu comme l’élève finit par dépasser le maître…

5On notera par ailleurs que la préoccupation majeure de cette génération d’artistes fut d’élaborer un mode d’expression capable de rendre compte de la scène moderne hétéroclite, cosmopolite, hantée par le changement. En matière de composition littéraire, picturale ou autre, la nouvelle relation entre le sujet de la perception et son objet, entre l’œil /l’objectif et le monde perceptible, aiguise le désir d’inscrire ce nouveau mode d’être au monde (qui est aussi nouveau rapport à l’Histoire) en termes neufs. L’enjeu est double : questionner et représenter la « réalité » du visible et la place de l’humain dans cette « réalité » ; reconsidérer les catégories du sensible et inscrire une morale dans la forme.

6À cet égard, l’exemple d’Emily Carr (p. 85‑106) est le bienvenu. Pour E. Carr, peindre les grands espaces de l’Ouest canadien emplis de la présence tutélaire des peuples amérindiens qui l’ont précédée, c’est vibrer sous l’emprise des forces primitives de la nature où se côtoient vie, mort, renouveau. Son panthéisme n’est pas sans rappeler Emerson et la doctrine du « Grand Tout » (« The Over Soul »), tandis que son geste s’apparente à la tentative de saisie de l’essence du monde dans les paysages autochtones et les figures totémiques venus de temps immémoriaux. Mais il y a plus : Carr, c’est aussi la recherche d’une technique, d’une texture, du pigment voulu, du rapport adéquat entre la surface et la profondeur, avec, encore et toujours, le souci dans la toile, de « maintenir une tension visuelle suggérant l’infini » (p. 98), d’en dévoiler la substance. Devant l’immensité des terres canadiennes, sensible à la conversation qu’entretiennent les éléments, les arbres, les totems des cultures ancestrales, elle trace sur le papier ou la toile les liens qui unissent l’intimité organique et l’énergie du cosmos. Sa peinture, que les auteures qualifient de « monumentale, voire épique » (p. 101), investit la scène imaginaire de motifs géométriques, d’aplats de couleur d’une qualité vibratoire remarquable apte à réfléchir sa foi lucide dans la vitalité de la nature, ses mythes, son âme, son lyrisme, son « inquiétante étrangeté », aussi. On songe notamment à Blue Sky (1936) présenté page 123, comme à ses esquisses, dessins ou tableaux qui relèvent d’un véritable « corps‑à‑corps avec le motif » (p. 102) et qui oscillent habilement entre figuration et abstraction. C’est le cas de l’énigmatique Forest, British Columbia (c. 1931‑1932) et l’inconscient collectif qui s’y rattache, ses lignes dynamiques, ses courbures se prêtant si bien à l’anthropomorphisme. C’est vrai aussi pour Tree (spirallin upward) (1932-1933), Sombreness Sunlit (1938‑1940), ou Abstract Tree Forms (c. 1932)3, entre autres. On l’aura compris en parcourant cette évocation : chez Emily Carr, le paysage est bien plus qu’un paysage. Il est composition et métaphore : celle d’une histoire inscrite dans le continuum espace-temps du Nouveau Monde, une fois envoyées par le fond les contraintes du réalisme, au point de rencontre de l’humain et du non‑humain, du sacré et du profane.

Une sémiotique du corps. Le sujet à/est l’œuvre, & dans l’œuvre

7On comprend par ailleurs, en découvrant les parcours éclectiques de ces femmes artistes, que leurs œuvres sont autant d’autoportraits dominés par le souci majeur de l’innovation formelle (intentionnel ou non) auquel s’adjoint la nécessité quasi vitale de dire la psyché féminine et d’être les énonciatrices de leur propre sexualité. Chez elles, le geste de créer semble guidé par un questionnement constant : comment voir, sentir, s’éprouver et éprouver le monde lorsqu’on est une femme ? Comment dépasser la mascarade sexuelle imposée par l’ordre dominant ? Quel discours, quel langage, quelle forme inventer pour désolidariser être et paraître ? Il n’est pas surprenant, je crois, que le trope moderniste par excellence soit le corps de la femme, représenté dans le discours, le tableau, l’image, le cadre ; c’est véritablement lui qui informe les topoï de l’art au féminin. Dans le glissement entre épistémè et ontologie qui marquera l’avancée des temps modernes et le déroulement de l’Histoire occidentale, l’expérience sensorielle et la surdétermination du corps vont déployer un imaginaire transgressif et avec lui une syntaxe, une diction adossées à un moment singulier qui n’a certes pas toujours la fulgurance du « moment d’être » de Virginia Woolf ou celle de l’épiphanie chez Katherine Mansfield, mais qui se veut résolument solidaire des stimuli que lui renvoie la scène moderne. L’un des traits prégnants du geste créateur explicité dans cette étude est bien son extrême organicité : un rythme, une pulsation, un geste articulatoire qui va du regard au geste, du geste à la parole, marquant ainsi l’instabilité/l’indécidabilité du sujet qui écrit, voit, peint, danse — celle de l’âme poétique aussi.

8De manière récurrente, la représentation du corps féminin dans les œuvres de ces femmes artistes, suit la dialectique moderne entre le tout et le fragment. Loin de la vision globalisante et idéalisée du conformisme bourgeois, et loin de la tyrannie de la séduction, le projet moderniste choisit de questionner la figurabilité de la subjectivité sexuée et d’exhiber le corps de la femme dans sa singularité et ses métamorphoses. Réel ou fantasmé, parfois morcelé, déformé ou décentré, il trahit une subjectivité qui procède par allusions, éclats, diffractions, coupures, jeux de miroirs. Ce qui importe, ce n’est plus le tout mais ce qui émerge de la fracture entre le sujet social, sa représentation « classique », normative dont les canons ont été choisis par l’ordre institutionnel connoté au masculin, et le sujet intime en recherche de sa vérité ; ce qui prime, c’est la saisie de cet autre du sujet féminin isolé par la phrase écrite ou traduite, capturé dans l’esquisse où se réfractentl’éclat d’un visage, l’étrangeté d’une silhouette, ou encore l’incandescence d’une pose. On songe tout particulièrement aux œuvres des femmes peintres (nature mortes, nus, portraits, paysages, etc.), fruits d’un mode exploratoire, expérimental souvent, qui vise à cerner les territoires secrets du sujet féminin immergés dans le monde. La toile du tableau est espace à double fond qui induit un mode de réception littéral et métaphorique à la fois : au-delà du trait, de la perspective, de la courbe, de la palette chromatique, ce que le spectateur est appelé à découvrir, à comprendre, c’est le féminin multiple, tantôt enroulé à la mémoire collective, à l’archaïque, à la question des origines, tantôt redéfini par la technique moderne, ses rythmes syncopés, ses effets visuels kaléidoscopiques. Figure majeure de la peinture moderne, Paula Modersohn‑Becker, ses portraits et autoportraits nous installent dans la toile, sollicitent notre regard, défient nos références. Pour illustrer le talent complexe de cette femme peintre à laquelle de nombreux écrits et une superbe exposition ont été récemment consacrés4, on attendait une œuvre plus représentative que l’Autoportrait au chapeau et au voile (1906‑1907), en l’occurrence, l’Autoportrait avec collier d’ambre (1906), un nu qui a les traits familiers de la femme exotique des toiles de Gauguin. Prenant bien souvent le spectateur au dépourvu, l’artiste allemande investit le territoire de l’autre ethnique et condense les clichés bourgeois avec la figure tropologique de la femme qu’elle-même associe à la modernité. L’entreprise est surprenante, et en dit long sur ces tâtonnements — fructueux, au demeurant — chargés de faire émerger une nouvelle subjectivité, chaque fois que l’artiste « essaie d’utiliser son propre corps comme le signe d’une Femme Nouvelle qui cherche esthétiquement à se moderniser elle‑même et, par conséquent sa féminité5 ». Dans le même esprit, le chapitre très réussi consacré à Claude Cahun, plasticienne, femme de théâtre et photographe (p. 167‑180), montre de façon convaincante comment le souci de cette créatrice a été de dégager l’art moderne des faux-semblants et des voiles de la représentation pour se tenir au plus près d’une subjectivité sexuée vécue comme une énigme indéchiffrable, une entité hybride qu’aucun langage — social ou artistique — ne peut circonscrire. Chez elle, l’œil humain, relayé par l’objectif de l’appareil photographique a, en quelque sorte, réussi à « défigurer » le corps féminin pour l’entraîner au-delà du genre sexué, là où, peut-être, réside une forme du sublime moderne. Dans ses autoportraits iconoclastes, le corps féminin a disparu en tant qu’image et représentation pour réapparaître dans le tableau (ou dans le montage) comme la marque, la trace, l’empreinte d’une performance (dans l’acception anglaise du terme) qui ne se soutient d’aucun signifiant. Territoire maudit obsessionnellement mis en scène, décomposé et recomposé au gré du fantasme, il est ce lieu saturé de sexualité et de sensualité où le féminin se dérobe et s’exhibe à outrance et qui, paradoxe des paradoxes, reste toujours situé hors champ et hors représentation : il est le « hors-lieu »par excellence et son versant entropique : le non-lieu.

9L’étude de ces destins artistiques aurait sans doute gagné à s’attarder sur la réception de ces œuvres, notamment sur l’impression (au sens fort du terme) que laisse sur nous, destinataires du xxie siècle, un travail qui ne masque jamais son cheminement, conscient que le sens s’élabore et s’efface sans relâche. Il eût été fructueux de montrer comment l’émotion, bien réelle, surgit sur un mode nouveau dès lors que l’énergie libidinale susceptible d’affecter le lecteur/la lectrice ou le spectateur/la spectatriceest déplacée à son tour sur ce processus de dislocation, de stylisation extrême.Il importe en effet de comprendre comment fonctionne (s’il fonctionne) le processus d’identification devant « le mélange de sublime, d’opprobre et de reconnaissance » qui informe l’œuvre de Suzanne Valadon (p. 44), par exemple, ou devant un de ses autoportraits, véritable « allégorie du courage » (p. 52) selon les auteures. De même, comment accueillir le tableau troublant de Paula Modersohn‑Becker, Autoportrait, 1907, qui la représente nue, enceinte de sa fille ? Pourquoi donc ces œuvres si diverses nous touchent‑elles ? Est‑ce la thématique, le choix des stratégies formelles, le renversement des conventions, ou « tout simplement » parce qu’ils montrent la femme vue par une femme et non plus la femme comme objet du regard de l’homme ? Parfois soumis à l’inversion carnavalesque, désarticulé ou travesti comme chez Claude Cahun, crûment exposé à la consommation du regard chez Suzanne Valadon, ou traversé par la musique chez Isadora Duncan, le corps de la femme mis en scène s’impose au centre d’un système de signification et de communication cryptique. Il est vibration, sensation, émotion ; il est ce médium sans lequel rien ne se crée.

Éthos moderne & légitimité de l’art au féminin

10Revenons une dernière fois à ces « Glorieuses modernistes » issues d’horizons géographiques, culturels, linguistiques, sociaux si différents, et à ce qui fédère leurs productions artistiques tout aussi diverses : le prisme de l’écriture. On saura gré aux auteures de l’ouvrage d’avoir enrichi le corpus premier — les œuvres proprement dites — d’un corpus second qui regroupe les écrits en tous genres dont elles firent une pratique régulière. On relève avec intérêt le recours récurrent à l’autobiographie, au journal intime, à la correspondance — des formes d’écriture souvent taxées de « narcissiques » — qui, assurément, donnent à l’ensemble de leurs créations une dimension réflexive remarquable.

11Ce passage par l’écriture dans lequel certains verront une disposition à transformer la réalité en fiction, et le sujet écrivant en personnage de fiction, constitue parfois le prolongement de l’œuvre, le reflet dramatisé de la vie ; il est tantôt hypotexte qui éclaire l’entreprise littéraire, tantôt hypertexte inclassable où se rejoignent le virtuel et la vie réelle. On songe aux passions contrariées de Judith Gautier et à celles de Dorothy Bussy, prises dans l’épaisseur d’un substrat romanesque savamment retravaillé, ou bien au journal surprenant de Dora Carrington qui, à travers le brouillage des pronoms personnels, introduit une distance entre elle-même et l’altérité qui l’habite6 — processus subversif s’il en est du « pacte autobiographique », ce concept élaboré par Philippe Lejeune dans son ouvrage éponyme publié en 1975.

12Pour d’autres, et ce sont là les exemples les plus passionnants, l’écriture est une pratique hautement signifiante qui vient soutenir le geste artistique, le légitimer, en quelque sorte. Carnets fébrilement tenus à jour, pages hâtivement griffonnées, ou réflexions strictement ordonnées, amendées au fil de l’expérience, tous ont valeur de traité théorique, de credo, de manifeste dans l’esprit de leurs auteures. Tous formulent une méditation sur le geste créateur en vue d’étayer une intuition, de redresser un jugement sur la composition d’une toile, ou encore de consigner les hésitations de l’artiste face à une contrainte technique, ou une innovation désirée. On évoquera rapidement les récits autobiographiques et les journaux intimes d’Emily Carr qui font passerelle entre les principes de son art personnel, et ceux reçus en héritage tant en Europe qu’au Canada ; les mémoires, lettres, revues, publications multiples signées d’Isadora Duncan qui éclairent sa pédagogie (son prosélytisme, diront certains…), sa vénération pour la Grèce antique, son goût pour l’harmonie, la musique, ses conceptions de la danse parfois jugées révolutionnaires, ses recherches en matière de scénographie, etc. De cette « existence vécue à bras le corps » (p. 146), cet appareil (auto)critique porte témoignage et pas seulement pour la danseuse devenue légende. On peut ajouter à cette liste non exhaustive l’autoportrait littéraire de Claude Cahun, ses prises de position sur le surréalisme, son journal intime dominé par son engagement pendant les années troublées de la Seconde Guerre, ou bien encore l’idéal démocratique de Kay Boyle, romancière américaine dont la vocation politique et sociale croisera les soubresauts de la Guerre, le maccarthysme, la lutte pour les droits civiques, les marches de protestation des années 1960 et 1970. Militante, Kay Boyle le fut, assurément, convaincue que le geste artistique (en l’occurrence l’écriture) est un geste politique, « lieu d’une résistance à toute habitude de complaisance subjective » (p. 197). Pas de tour d’ivoire donc pour la femme artiste au tournant de la modernité mais l’univers parfois excentrique du Paris bohème, les déplacements chaotiques d’un continent à un autre, les dures contingences sociales et économiques sans oublier les rugosités de l’Histoire – l’air du temps, en somme.

13Il ne paraît pas excessif, je crois, d’avancer que tous ces écrits, témoins de l’avancée du travail et des doutes de l’artiste appartiennent à une certaine entreprise (consciente ou non) de démystification à laquelle s’est livré le créateur moderne. On suggèrera que l’artiste dans la cité, confronté à la crise des consciences, à l’effacement du divin, à la désacralisation de l’art a initié plus qu’une esthétique nouvelle qui questionnerait la manière de représenter. Le plus souvent, son savoir-faire l’a conduit sur les chemins d’une éthique nouvelle énoncée en ces termes : pourquoi représenter ?

14Par ailleurs, la grande question pour ces créatrices ne fut pas tant la censure sociale, économique et morale, barrière à la disposition artistique pendant de longues décennies, que la levée de l’autocensure, qui, elle, ne peut surgir que du désir de créer quand il se confond avec le désir d’être. Si, comme les auteures l’affirment, la création est avant tout « recherche d’un lieu » (p. 16), ou plus exactement d’une « sorte de « hors‑lieu », à la fois en aval et en amont de la création » (p. 17), l’écriture semble être ce qui a motivé et canalisé la recherche de ce lieu qui est aussi recherche de sens.Car avant même d’être peintres, danseuses, photographes, etc., elles sont toutes sujets de langage, façonnées dans et par des discours hérités de la culture, inscrites dans une lignée comme « autres ». En se référant à nouveau à « l’attitude de modernité » évoquée au début de ce compte rendu, on peut soutenir que s’inventer sans cesse dans le monde sensible traverse toujours peu ou prou l’expérience du langage, matériau malléable, structure duplice et système dont la modernité a relevé les apories autant que les infinies richesses. C’est de cet inconscient politique que toutes ces œuvres sont porteuses, inscrites dans un récit protéiforme, au point de rencontre de l’Histoire collective et d’un destin privé.


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15En dépit des réserves énoncées plus haut, et malgré l’importance souvent excessive accordée au factuel, cet ouvrage retient l’attention car, de fait, nous sommes dépositaires de cette production artistique aux multiples facettes. Si l’on admet que c’est dans l’acte de réception que se poursuit l’élaboration du sens d’une œuvre d’art, on mesure l’intérêt de prolonger d’interprétation de ces opus nés de « la détermination de cœur et d’esprit » de ces femmes artistes « qui leur confère une aura singulière » (p. 11). Ces pages enthousiastes ne se contentent pas de célébrer le parcours de ces créatrices que nous croyions connaître, et dont nous découvrons les ressources complémentaires. Elles suggèrent que le geste créateur embrasse dans une seule et même conscience les instances contrastées d’un jesoucieux d’être au monde et dans le monde. Enfin, si cet ouvrage se laisse apprécier, c’est aussi parce qu’il nous conforte dans l’idée que là où le désir d’un sujet et l’art sont à l’épreuve l’un de l’autre, miroite la promesse d’une expérience sensible partageable, fondamentale pour la communauté.